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puis, avec Rome qui peu à peu se ranime, il relève la tête et respire enfin à la vue d’Annibal allant fêter Cannes à Capoue[1].

La sensibilité est un don commun à Tite-Live et à Virgile. Ils se ressemblent tous deux par cette faculté supérieure et charmante par laquelle le poète et l’historien s’aiment moins que les créations de leur esprit, et vivent pour ainsi dire de la vie qu’ils leur ont donnée. Virgile souffre pour Didon délaissée, et porte dans son sein les ennuis de la veuve d’Hector ; il pleure la mort du jeune guerrier dont un javelot a percé la blanche poitrine. C’est trop peu, ce feu de tendresse se répand sur tout ce qu’il voit, sur tout ce qu’il décrit. Il s’intéresse à l’herbe naissante qui ose se confier à l’air attiédi par le printemps ; il est tour à tour la génisse exhalant son ame innocente auprès de la crèche pleine, l’oiseau à qui les airs même sont funestes, et qui meurt au sein de la nue, le taureau vaincu qui aiguise ses cornes contre les chênes pour de nouveaux combats. Comme Virgile, Tite-Live est tour à tour chacun des personnages qu’il aime ; il est Rome elle-même dans toutes ses fortunes, Rome que le poète appelle la plus belle des choses, pulcherrima rerum, par le même enthousiasme tendre qui fait dire à l’historien que sa nation est la première du monde, et que l’empire romain est le plus grand après celui des dieux, maximum secundum deorum opes imperium.

La sensibilité de Tite-Live a la plus forte part dans cette connaissance du cœur humain dont le loue le moins favorable de ses juges, le savant Niebuhr. C’est même par les passions dont son cœur lui a donné le secret qu’il arrive à connaître les intérêts et qu’il pénètre dans les complications des affaires. D’autres écrivains qui ont mérité le même éloge n’ont porté dans le cœur humain que la lumière de la raison. Leur propre cœur est resté indifférent, soit qu’ils l’eussent fait taire pour ne pas troubler leur jugement, soit plutôt que l’expérience l’eût desséché. Aussi leur science instruit, mais ne rend pas meilleur. Ils fournissent des expédiens et ôtent des scrupules à ceux qui, nés avec de l’ambition, cherchent dans leurs études des moyens d’empire sur les hommes. Tite-Live est l’historien des ames généreuses ; il apprend à ceux qui ne sont pas faits pour commander comment on honore l’obéissance. Sa science n’instruit guère moins, mais elle touche et donne du ressort.

On en dirait autant de Virgile, ce maître si profond et si doux dans la science de la vie. Plus je compare ces deux hommes, plus je les trouve frères. Virgile pourtant est le premier, parce que son cœur, le plus tendre de l’antiquité, a ressenti encore plus profondément le contre-coup des choses humaines. On voudrait croire qu’ils se sont connus et aimés ; que, dans ce palais d’Auguste qui leur était si hospitalier, ils se sont entretenus de Rome, de sa gloire passée, de ses grands hommes, et que, sans médire d’Auguste, ils se sont quelquefois attendris pour Pompée et exaltés pour Caton.

Tous deux étaient nés non loin de Venise, sous le ciel des grands coloristes ; tous deux avaient respiré cet air limpide et brillant qui circule dans les toiles de l’école vénitienne. C’est ce don de la lumière et du coloris que, dans une langue qui fait effort pour être expressive, Quintilien appelle la blancheur éblouissante, clarissinius

  1. M. Daunou, dans ses savantes leçons sur Tite-Live (Cours d’Études historiques, t. XIII), a fait cette remarque avant moi.