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indignation contre les malhonnêtes gens de n’être qu’un artifice pour écarter de lui le soupçon qu’il n’avait pas toujours pratiqué ce qu’il professe si haut. Le véritable homme de bien, c’est Tite-Live. Celui-là croit au bon, au vrai, à l’honnête ; il trouve beaucoup d’honnêtes gens, il en trouve trop peut-être, dans l’histoire de son pays : preuve qu’il est de cette famille, S’il parle des bons exemples, ce n’est pas du succès qu’il l’entend, mais du désintéressement, de la fidélité à la parole, de la fermeté dans le malheur, de la modération dans la fortune. La morale ne lui sied pas seulement comme à un bon esprit toute bonne chose ; il y a foi, il en relève comme d’une puissance supérieure, et il a l’idée de l’action de la morale sur l’histoire, ce qui est un acheminement à l’idée de l’action de la Providence. Ces qualités de Tite-Live, pour ne parler que de celles qui du caractère passent dans les écrits, ne se montrent pas par des professions de foi ni par des maximes ; son patriotisme n’éclate pas en déclamations, ni son honnêteté en discours de morale, ni sa sensibilité en attendrissemens et en larmes : c’est une sorte de foyer d’où se répand sur tous ses écrits une chaleur secrète et égale ; on reconnaît à chaque instant une ame touchée et un historien qui a besoin d’aimer, d’admirer, de se consoler.

C’est ainsi qu’un genre s’enrichit et se complète par les qualités particulières des écrivains ; c’est ainsi que, chez les Romains, l’idéal de l’historien se forme de l’héroïque simplicité de César, de la finesse d’esprit de Salluste, de la candeur de Tite-Live ; c’est ainsi que l’idéal du style historique se forme de la pure et lumineuse brièveté du premier, de la concision savante du second, de l’abondance lactée, lactea ubertas[1], du dernier. Un peu plus de trente ans après la mort de Tite-Live, il en naîtra un quatrième, qui achèvera ce double idéal par une profondeur de pénétration et une émotion de langage inconnues jusqu’à lui. Et par une de ces harmonies du monde moral dont toutes les grandes littératures offrent quelque exemple, en nième temps que la réunion des quatre historiens de Rome composera un modèle incomparable d’histoire, nous aurons, pour chacun des grands changemens de ce pays, l’historien le plus propre à le retracer. Tite-Live, l’historien poète, nous racontera les fables de son origine et son agrandissement prodigieux ; Salluste, la corruption insensible de Rome au milieu des dépouilles du monde dont elle est gorgée ; César, ses efforts pour se renouveler par la guerre civile ; Tacite, sa lente dissolution.

Parmi les défauts de Tite-Live, le plus grave peut-être, c’est qu’écrivant l’histoire de la nation la plus politique de l’antiquité, il manque de curiosité et d’intérêt pour la politique intérieure de son pays. Il néglige presque entièrement la constitution de Rome, par laquelle, selon Montesquieu, elle triompha de Carthage. Si quelques faits intérieurs l’invitent à s’en occuper, il n’approfondit pats ; et, soit sur les desseins du sénat, soit sur les luttes des partis, soit sur certaines grandes mesures qui touchent à la constitution, il se réduit au rôle de témoin, voyant les choses du dehors et de loin, ne cherchant pas à pénétrer, et confiant dans les talens de ceux qui gouvernent. Admirable disposition pour écrire l’histoire de tout ce qui se passe au dehors et en plein jour, guerres, émotions populaires, scènes du forum, mais qui ne convient plus lorsqu’il s’agit d’événemens intérieurs, de motifs secrets, de conseils, lorsque le sort de Rome dépend de

  1. Quintilien, neque illa Livii lactea ubertas.