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deux ! Je vais partir pour Paris : je veux savoir enfin si je suis vraiment un fou, un enfant, un maniaque, si ces idées de gloire et de poésie qui me tourmentent sont des chimères comme vous le pensez, ou des pressentimens comme je le crois. Je vous laisse ce château, je vous laisse mon fils : vous conserverez ainsi tout ce que vous aimez, et sans doute, ajouta-t-il avec un sourire amer, votre cœur me saura autant de gré de ce qu’il perd que de ce qu’il garde !…

Nul ne sut ce qui se passa à Blignieux pendant les heures qui suivirent ce dernier entretien. Le lendemain, au point du jour, Octave était parti. Pour les domestiques et pour le monde, peut-être aussi pour se donner le change à lui-même, il affecta de dire que cette absence ne serait pas éternelle ; mais M. d’Esparon et sa femme comprirent en se quittant qu’ils se séparaient pour jamais.

À Paris, le comte se lança dans la vie littéraire ; il renoua d’anciennes relations, il devint à la fois écrivain et homme du monde, et, si le succès pouvait être une excuse, Octave fut promptement justifié. Il avait trop hâte de réussir, il était trop avide des jouissances de l’imagination et de l’amour-propre pour songer à lutter contre le courant, à se préserver de ces excès où se sont appauvries de nos jours tant de facultés éminentes. Seulement il y apporta une sorte de distinction et d’élégance suffisantes pour la plupart des lecteurs qui se croient délicats lorsqu’ils ne sont que frivoles. En un mot, M. d’Esparon, au bout de quelques années, avait à peu près réalisé le rêve de sa jeunesse. Il était arrivé à cette célébrité qui n’est pas précisément la gloire, mais qui lui ressemble, surtout pour les gens intéressés à s’y tromper. Quant à Mme  d’Esparon, elle poursuivait sans bruit, sans murmure, sa vie solitaire de Blignieux. Ses relations avec le voisinage, qui n’avaient jamais été très suivies, avaient cessé tout-à-fait. En général on la plaignait, on l’estimait, mais sans vive sympathie. Le monde n’est-il pas presque aussi sévère pour l’abus de certaines vertus que pour l’éclat de certaines fautes ? Il était facile de prendre pour de la fierté la réserve de Mme  d’Esparon, et son austérité pour de la raideur. Aussi avait-on trouvé presque naturel qu’Octave, dont on connaissait les goûts, n’eût pu s’accorder avec elle, et lorsque la rupture avait eu lieu, tout en blâmant un peu M. d’Esparon, on avait mis une affectation bienveillante à ne point paraître surpris.

Fort indifférente aux jugemens du monde, peu communicative avec les gens de sa maison, Mme  d’Esparon s’était exclusivement consacrée à l’éducation d’Albert ; mais là encore l’attendait une douleur plus intime et plus cruelle peut-être que toutes les autres.

Presque toujours seul avec sa mère, ne la quittant jamais, lui tenant lieu de tout, il semble qu’Albert ne pouvait aimer qu’elle, qu’il devait se former entre eux un de ces liens qui confondent deux âmes dans