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fois de tristesse et d’espérance, seul au milieu de ce mélancolique paysage, il lui sembla que son cœur trop plein confiait à cette nature inanimée ce qu’il ne pouvait dire à personne.

Le lendemain. Albert et sa mère se dirigèrent vers la grande route où devait passer la voiture. Le mince bagage du jeune homme était porté par une vieille fille, nommée Marianne Bréchet, qui, après avoir successivement soigné dans leur première enfance Mme  d’Esparon et son fils, était restée auprès d’eux sans attribution déterminée. Marianne Bréchet offrait dans toute sa personne le type aujourd’hui presque effacé de cette race de vieux serviteurs, dont le roman a un peu trop abusé pour que j’y insiste : gens inutiles et nécessaires, précieux et insupportables, dont le dévouement revêche nous impatiente et nous attache, qui nous servent malgré nous, qui nous aiment et nous tourmentent, que nous envoyons vingt fois le jour à tous les diables, et qui n’en sont pas moins sûrs de mourir sous notre toit ou de pleurer sur notre cercueil. Marianne n’avait cessé, depuis la veille, de quereller ses maîtres au sujet de ce départ, et elle continuait sa litanie tout en portant la malle d’Albert, dont personne ne l’avait priée de se charger. Les deux chiens suivalent, l’oreille basse, comme s’ils pressentaient ce qui allait se passer. Le jeune homme n’osait se livrer à ses impressions, et Mme  d’Esparon recouvrait les siennes d’un voile impénétrable. Au bout d’une demi-heure, ils arrivèrent au grand chemin, en face de la grange des Aubiers, où la voiture devait prendre le voyageur. Ils n’avaient plus que quelques minutes à passer ensemble. Albert, tout tremblant d’émotion, se jeta dans les bras de sa mère, qui, pendant un instant, le pressa sur sa poitrine avec une force surhumaine ; mais ce moment fut trop court pour qu’Albert put en profiter, d’ailleurs la diligence arriva presque en même temps, il y eut encore une rapide étreinte, puis le jeune homme monta à sa place : les chevaux reprirent le galop ; une main et un mouchoir s’agitèrent à la portière. Vingt pas plus loin, la route tournait brusquement, et le lourd attelage disparut. Bientôt le bruit même des roues se perdit dans l’éloignement, et Mme  d’Esparon, restée immobile sur le chemin, n’entendit plus que les lamentations de Marianne et la voix plaintive des deux épagneuls qui gémissaient à ses côtés.

Alors elle regarda autour d’elle avec une morne douleur qu’elle n’avait plus besoin de cacher ; puis elle reprit à pas lents le chemin de Blignieux. Tous ses souvenirs lui revenaient en foule. Elle recueillait une à une les traces de ce passé dont elle avait enseveli les secrets dans son cœur résigné. Ce qu’elle avait souffert dans le contact de son âme chaste et noble avec l’imagination ardente et le cœur léger d’Octave lui semblait ravivé par le nouveau coup qui la frappait. Une seconde fois elle se voyait punie de torts qui n’étaient pas les siens, blessée dans des af-