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— Ai-je donc tort d’admirer Octave d’Esparon ? avait repris Lucien, qui paraissait difficile à convaincre.

Au lieu de répondre, M. de Charvey lui dit en le regardant fixement :

— Vous souvenez-vous, monsieur, de votre enfance ? vous êtes encore assez jeune pour n’avoir pas à remonter bien haut…

— Oui, je m’en souviens, répondit l’étudiant assez étonné de la question.

— Et que vous retracent vos souvenirs ?

— Mais… des images communes à tous les enfans : mon père et ma mère veillant tous les deux auprès de moi, et plus tard se partageant le soin de guider mes premiers pas dans la vie.

— Et si, pendant ces années heureuses, vous n’aviez jamais aperçu votre père, si votre mère seule avait veillé sur vous, qu’auriez-vous pensé ?…

— J’aurais pensé que mon père était mort, répliqua Lucien ému malgré lui.

— Eh bien ! reprit le colonel en indiquant du doigt le portrait, si vous aviez été le fils de cet homme, vous vous seriez trompé, car il vit, et, pendant de longues années, il a abandonné sa femme et son fils… Albert frissonna à ces terribles paroles ; une sueur froide mouillait son front ; il eût voulu s’avancer jusqu’à cet inconnu, dont chaque mot lui déchirait le cœur, et lui jeter un sanglant démenti ; mais une force invincible le retint : il voulait tout entendre.

— Sa femme ? son fils ? et pourquoi ? demanda Lucien.

— Parce que les hommes qui se croient supérieurs à tout dédaignent ces devoirs trop simples pour qu’on puisse s’enorgueillir de les avoir accomplis, parce que, poussés par un funeste désir de poétiser la vie, ils s’aigrissent contre ce qui les entoure, et maudissent ce qui les arrête. Ces liens les froissent et les blessent d’autant plus qu’ils s’y débattent davantage ; puis vient le jour où, par un dernier et coupable effort, ils parviennent à les briser, et s’élancent vers cet horizon où les appellent deux fantômes : la passion et la renommée !…

— Et ces deux fantômes ?…

— Octave d’Esparon les a atteints : la renommée… je n’ai pas besoin de vous le dire…

— Et la passion ?…,

— La passion, reprit brusquement le colonel ; si vous tenez à le savoir, allez le demander à la duchesse de Dienne !… Après cette réponse, M. de Charvey entraîna Lucien comme s’il eut regretté d’en avoir trop dit. Albert resta un moment cloué à sa place ; il lui semblait qu’un abîme s’était ouvert devant ses pas. Rien de distinct ni de précis ne s’offrait encore à sa pensée mais il venait d’en-