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tenus, pendant quarante jours, entre la vie et la mort, il ne faut pas croire qu’elle ait laissé approcher personne de votre lit, pas même moi, ni qu’elle ait consenti à se coucher une seule de ces quarante nuits : non, elle était toujours là, à votre chevet, goûtant les potions, touchant votre front et vos mains, puis murmurant tout bas, comme si elle eût parlé au bon Dieu, puis vous regardant avec ses grands yeux secs qui me faisaient plus de mal que si elle eût pleuré. Et cependant ce fut justement dans ce temps-là que, Jacques allant faire des emplettes chez le pharmacien de Briançon, celui-ci, qu’il trouva lisant la gazette, lui raconta que votre père venait de publier une bien belle… je ne sais plus comment cela s’appelle ; mais on dit qu’il en tira beaucoup d’honneur et de profit.

« Et depuis votre départ, monsieur Albert, comme je voudrais que vous pussiez la voir ! Il est vrai que, si vous pouviez la voir, c’est que vous seriez ici, et alors elle ne souffrirait plus. Les premiers jours, elle ne pouvait pas tenir en place ; elle allait et venait dans les chambres, comme une âme en peine : elle détachait les chiens, s’en amusait une minute, puis les renvoyait brusquement. Elle se promenait jusqu’à la chapelle de Sainte-Marthe, comme si elle espérait vous voir paraître au bout du sentier, ensuite elle revenait à la maison sans rien dire à personne ; mais, depuis quelques semaines, elle ne bouge presque plus, et elle ne m’inquiète que davantage à cause de son abattement et de cette obstination à ne se laisser distraire par rien. Vos lettres mêmes n’ont pas l’air de la consoler ; elle maigrit à vue d’œil, et ce n’est pas étonnant, car dans ces quatre mois elle n’a pas mangé de quoi nourrir une alouette.

« Voilà, monsieur Albert, ce que j’ai voulu vous apprendre ; si vous trouvez que j’ai eu tort, pardonnez-moi en songeant que depuis trente ans je mange votre pain, et que j’aime mieux vous manquer de respect que d’attachement. J’ai dû vous dire la vérité, vous ferez ensuite ce qui vous plaira ; ce n’est pas à une pauvre vieille comme moi de vous dicter votre conduite, mais je connais votre bon cœur et je suis bien tranquille. En attendant votre honorée réponse, et en vous priant d’excuser la liberté que j’ai prise, je suis votre bien humble et bien dévouée servante,

« Marianne Bréchet. »

Cette lettre fut pour Albert comme un de ces éclairs qui, sillonnant tout à coup une nuit d’orage, jettent pour un moment sur ce qui nous entoure une clarté plus vive que le jour. Il commença à réfléchir, à regarder dans le passé, et il y lut bien des souvenirs auxquels il n’avait jamais voulu songer. Il ne fit point encore descendre son père du piédestal où il l’avait placé, car les aines aimantes se hâtent d accroître