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jourd’hui comme un rêve, j’ai pu croire ce sacrifice possible ; maintenant je comprends tout ce qu’il vous coûtait, et je m’en veux de l’avoir espéré.

« Peut-être vaut-il mieux qu’il en soit ainsi pour une personne que je ne vous nommerai plus. Elle est fière, vous le savez : si elle se fût livrée avec confiance à cette consolation tardive, et qu’ensuite… non, non ; mieux valent certaines souffrances que certaines humiliations ; mieux vaut un malheur dont on a cessé de se plaindre qu’un bonheur qui serait à charge à quelqu’un.

« Je ne sais ce que je vous écris ; j’ai déchiré vingt lettres, et j’ai peur encore que celle-ci n’exprime pas assez tout ce que je voudrais dire, ou dise trop ce que je veux taire. Que Dieu me protège donc et qu’il me soutienne !… Il y a des momens où je regrette de vous avoir connu. Mes rêves étaient si purs et si doux !… Puis est venue notre réunion plus douce encore, et cette vie dont il faudrait savourer les délices sans en connaître les secrets. Ah ! j’ai goûté tout cela avec trop d’ardeur ; j’ai mérité d’être puni ; j’ai été trop heureux, trop crédule, et je sais aujourd’hui… non, je ne sais rien, sinon que je pars et que je pleure. « Je vais reprendre ma vie de Blignieux avec la pauvre délaissée. Il est temps que je revienne à celle qui a besoin de moi, à celle qui n’a que son fils à aimer. J’ai beaucoup à réparer, bien des chimères et des injustices à abjurer à ses genoux. J’espère que mes forces ne me trahiront pas, et, si je retrouve auprès d’elle tout ce que je perds ici, il me semble que je serai presque consolé.

« Demain, à votre réveil, nous serons loin l’un de l’autre… hélas ! comme nous l’étions déjà ce soir, moins loin peut-être… Oh ! pardon ! pardon ! Je voudrais effacer avec mes larmes cette cruelle image ; je n’ai rien vu, rien su ; j’étouffe dans mon sein, dussé-je en mourir, tout ce qui n’est pas résignation et respect. À Blignieux, je sens que je vous aimerai encore ; à Paris, je ne vous reverrais jamais. »

M. d’Esparon lut et relut cette lettre ; chaque mot, chaque réticence le déchirait de honte et de douleur ; puis il promena un dernier regard sur cette chambre vide, et il en sortit comme un exilé. S’il y avait eu là des chevaux de poste, nul doute que dans ce premier moment de désespoir il ne fût parti sur les traces de son fils : il songea même à en demander ; mais il hésita, et une partie de la journée s’écoula avant qu’il se fût décidé. Quatre heures arrivèrent ; c’était l’heure où il avait coutume d’aller chez Mme de Dienne. Machinalement il sonna. Sa voiture était prête, et, sans qu’il dît un mot, son cocher le conduisit à l’hôtel de la duchesse. Tous ceux qui connaissent l’histoire des passions, tous ceux qui savent à quel point il est difficile de les arrêter quand elles naissent et de les ranimer quand elles meurent