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regrettables, plus élevé pourtant, plus littéraire, plus consciencieux que ses détracteurs ne veulent bien en convenir. Au lieu de se montrer si sévères pour l’auteur de Lucretia, ceux-ci eussent mieux fait de rechercher la cause des défauts qu’ils relevaient si amèrement. On pouvait agiter à ce propos une question intéressante. Il y avait à se demander jusqu’à quel point les défauts de Bulwer dérivent de l’activité, de la curiosité excessives qui l’ont tour à tour entraîné sur tant de voies différentes. Remarquons-le, ce besoin de tout apprendre, de tout essayer, apanage sublime des esprits supérieurs, est une tendance maladive chez les intelligences de second ordre, qui s’assimilent incomplètement le butin de leurs avides recherches, et portent avec fatigue ce fardeau imprudemment soulevé. La science acquise nous profite justement dans la proportion des facultés qui nous étaient données pour l’acquérir. Quand elle dépasse cette mesure, elle risque de détruire en nous l’équilibre nécessaire, de chasser le naturel, d’effacer la spontanéité, de contrarier, de gêner les allures de l’esprit et du style. Les idées, se raffinant, deviennent subtiles et bizarres ; le trait vif et franc se change en acutesse ; on était correct, on incline au purisme : l’érudition s’exagère, et la pédanterie n’est pas loin ; bref, les prétentions grandissent, et le mérite diminue d’autant. Serait-ce là, par hasard, l’histoire secrète de la décadence notée par nous dans les œuvres successives de Bulwer ? Ou n’est-il, tout simplement, qu’un écrivain comme tant d’autres, dérouté dans ses calculs par l’inconstance capricieuse de ses lecteurs ? Le succès a tourné la tête à bien des gens : pourquoi donc une défaveur imméritée n’agirait-elle pas de même sur l’esprit de celui qui en est victime ? Peut-être n’est-ce pas trop du concours de ces deux causes pour expliquer la distance qui sépare les débuts de Bulwer de ses dernières productions. Quoi qu’il en soit, l’auteur d’Eugène Aram n’en reste pas moins une des figures les plus remarquables que puisse nous offrir, dans son état actuel, la littérature des trois royaumes. Nous avons dû tenter de placer cette figure à son rang et sous son vrai jour, avant qu’elle se perdît dans ces limbes attristés par les ténèbres, où les beaux esprits que le baptême glorieux n’a point classés parmi les élus de l’avenir se tiennent, comme le dit Dante, avec les petits innocens mordus par les dents de la Mort[1].


E.-D. FORGUES.

  1. Il Purgatorio, canto VII, st. 10.