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Grace donc à cette heureuse pensée, conçue et menée à bonne fin par la Comédie-Française, nous avons pu voir, enfin, représenter avec tout l’éclat, tout le talent, toute la pompe même de décorations et de costumes qu’un spectacle aussi singulier exige, le pur et vrai Don Juan de Molière, ce drame en prose et pourtant si poétique, où la réalité s’unit au merveilleux, la fantaisie à l’observation, l’ironie sceptique à la crédulité légendaire ; drame sans modèle en France et resté sans, postérité comme le Cid, et dont les beautés irrégulières font clairement prévoir ce qu’aurait produit en ce genre la muse française, s’il avait pu lui convenir de puiser plus fréquemment aux sources romantiques.

Quoi qu’il en soit, quatre ans après la mort de Molière, par suite d’un arrangement pris par Armande Béjart avec la troupe de la rue Mazarine[1], on vit tout à coup la prose si énergique et si nerveuse de Don Juan s’aligner en assez bons alexandrins sous la plume honnête de Thomas Corneille, et ce qu’on a peine à concevoir, cette médiocre copie s’est maintenue, jusqu’à nos jours, en possession du théâtre, à l’exclusion de l’original. Quelle a donc pu être la cause ou le prétexte de cet arrêt d’expropriation rendu contre un grand génie au profit d’un talent de second ou de troisième ordre ? On a souvent répété, d’après La Serre[2], que le Don Juan de Molière n’avait obtenu à sa naissance qu’un assez faible succès, à cause surtout du préjugé qui régnait alors contre les comédies en prose. Dans la chaire du Lycée, M. de La Harpe, avec l’intrépidité d’étourderie qui le distinguait, et qui a fait école, a été bien plus loin encore. Il affirme que, de tous les Don Juan du XVIIe siècle, celui de Molière fut le seul qui ne réussit pas. « Ce n’est pas, ajoute-t-il, qu’il ne valût beaucoup mieux que tous les autres ; mais il était en prose, et c’était alors une nouveauté sans exemple. » Le critique oublie le théâtre entier de La Rivey, le Pédant joué de Cyrano, les Précieuses, et tant d’autres exemples. N’importe ; il continue : « On n’imaginait pas qu’une comédie pût n’être pas en vers, et la pièce tomba. » Le registre manuscrit de La Grange, conservé dans les archives du Théâtre-Français, et consulté si fructueusement par le dernier biographe de Molière, donne un démenti formel à cette assertion. On y voit que, bien loin d’avoir éprouvé une chute, le Festin de Pierre composa le spectacle à lui seul pendant quinze jours consécutifs, et fit faire à la comédie un égal nombre de recettes très productives : celle, entre autres, de la cinquième représentation s’éleva à 2,390 livres, somme très considérable pour le temps. Ce qui troubla tout d’abord et interrompit bientôt le succès de Don Juan, ce furent les tempêtes soulevées par le cinquième acte, où le libertin, à bout de vices, se drape dans le

  1. On peut voir une quittance de Mlle Molière donnée à la troupe de la rue Mazarine, pour l’achat du Festin de Pierre, dans l’Histoire du théâtre-Français, t. XII, p. 61.
  2. Mémoire sur la vie et les ouvrages de Molière.