Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 17.djvu/568

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

en France sous les exigences de l’amitié et les rigueurs d’une censure inepte, tous ces précieux débris nous étaient conservés dans les hâtives et méprisables reproductions des contrefacteurs étrangers ! Il a fallu l’existence des éditions frauduleuses d’Amsterdam, 1683, et de Bruxelles, 1694, pour qu’au XIXe siècle, les derniers éditeurs de Molière aient pu nous rendre enfin, à deux cents ans d’intervalle, le texte si péniblement complété du Festin de Pierre[1].

Si cette résurrection solennelle du vrai Don Juan a profité à la gloire de Molière, elle a beaucoup moins heureusement servi la renommée de Thomas Corneille. Il n’y a eu qu’une voix dans la presse et dans les salons pour rendre hommage à l’un et rabaisser l’autre. Le brave frère de Pierre Corneille, dont les vers, pendant tant d’années, avaient protégé et fait oublier la prose de Molière, cette prose exquise, quoi qu’aient dit à l’encontre Fénelon et La Bruyère[2], est devenu, à son tour, victime d’un de ces reviremens de l’opinion publique qui poussent le droit jusqu’à l’injustice. Aussi ai-je rencontré plus d’un esprit sérieux et impartial qui, tout en s’inclinant devant l’évidente supériorité de l’original, était loin de condamner absolument, et sur tous les points, le travail du traducteur. Quelques-unes de ces personnes prétendaient même qu’en un petit nombre de cas la touche un peu rude du copiste produisait plus d’effet au théâtre que les traits plus déliés du modèle. Elles citaient, entre autres, la scène de M. Dimanche, qui leur paraissait, toujours au point de vue de l’optique théâtrale, avoir gagné quelque chose à la coopération de Thomas Corneille. Pour moi, je reconnais bien volontiers la facilité remarquable, et même le talent très réel, qu’a déployé l’habile versificateur dans l’accomplissement de cette tâche ingrate ; mais je ne puis lui pardonner d’avoir dérangé l’économie de cette composition, d’en avoir méconnu les proportions et affaibli la portée philosophique et morale. Je conçois que, pour arriver à la conciliation qu’il avait en vue, il ait dû faire le sacrifice de plusieurs scènes, dont le dessin était trop manifeste et l’adresse écrite trop clairement, celle, par exemple, où l’incorrigible duelliste, devenu tout à coup homme de bien, met en action la septième lettre des Provinciales, et pratique, avec un aplomb et une aisance consommés, les maximes de restriction mentale et de direction d’intention recommandées, en pareille circonstance, par Petrus Hurtado. A l’appel du frère de done Elvire, il répond : « Vous savez que je ne manque point de cœur et que je sais me servir de mon

  1. En 1813, M. Simonin publia pour la première fois, d’après l’édition de 1683, les scènes que l’on croyait perdues. Voy. Molière commenté ; 2 vol. in-12.
  2. Jetons un voile sur ces tristes aberrations de goût, et tâchons d’oublier que Fénelon a déclaré l’Avare « moins mal écrit que les pièces de l’auteur qui sont en vers, » et que La Bruyère impute au style de Molière, vers et prose, d’être entaché « de jargon et de barbarisme. »