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replaçons-la pour toujours dans nos bibliothèques, et étudions, au grand jour de la représentation, la vraie, la poétique, la profonde création du maître.

Je dis création, sans prétendre en aucune manière nier les droits de l’Espagne à l’invention de la légende, non plus que ceux de Tirso de Molina à l’honneur de l’avoir le premier réalisée dans un drame. Il est fort douteux que Molière ait jamais lu Tirso de Molina. Eh ! qu’importe ? Il a connu, à n’en pas douter, la traduction du drame espagnol jouée sur la scène italienne de Paris[1], où, grace à la figure de don Pierre et à celle de son cheval, elle fit courir toute la ville[2]. Mais jusqu’où Molière a-t-il porté ses emprunts ? que doit-il en fin de compte au drame espagnol ? La légende funèbre, — dont, certes, je n’essaierai pas d’amoindrir la poétique originalité ; — voilà tout. Sauf la statue, tout dans le Don Juan français appartient à Molière. Et encore en a-t-il usé fort librement avec la statue du commandeur. Il a retranché la moitié de son rôle, et il a bien fait. Dans Tirso et dans le traducteur italien, le mort soupe deux fois avec son meurtrier, la première fois comme invité, d’où vient le second titre de la pièce espagnole el combidado de piedra[3] ; la seconde fois chez lui, c’est-à-dire dans l’église des Franciscains de Séville, sous les voûtes de sa chapelle sépulcrale. La légende que chacun savait par cœur en Castille l’exigeait ainsi. Ce second repas s’accomplit, dans la comédie de Tirso, sur une dalle humide enlevée d’une tombe. Le poète déploie dans ce banquet le plus grand luxe d’inventions lugubres. Le service se fait en noir ; le menu consiste en scorpions et en vipères ; le vin est du fiel ; pour toute musique, des voix étranges et formidables sortent des quatre piliers qui soutiennent le mausolée et chantent un lent De profundis[4]. Quand les chants ont cessé, la foudre éclate, la terre s’entr’ouvre et engloutit à la fois don Juan, la statue et la chapelle. Molière, comme on sait, et après lui Mozart, n’ont pas admis dans leurs drames ce second repas,

  1. Je crois, sans pouvoir l’affirmer, que le Don Juan italien qui fut joué à Paris vers 1657 était Il Convitato di pietra del Giacinto Andrea Cicognini.
  2. C’est ce que nous apprend de Villiers, un des acteurs de l’hôtel de Bourgogne, qui fit jouer en 1659 la première imitation de la pièce italienne. On a eu tort d’inférer du titre de Festin de Pierre, conservé par Molière, qu’il avait mal compris le titre espagnol El Burlador de Sevilla y combidado de piedra. Molière n’a fait qu’adopter le titre mis à la mode par de Villiers et Dorimon, lesquels s’étaient conformés eux-mêmes an préjugé populaire des Parisiens, qui croyaient que l’original de la statue se nommait don Pierre.
  3. Cette partie du titre ne se trouve pas dans toutes les éditions ; je le donne d’après une fort ancienne que j’ai sous les yeux. On a eu tort d’accuser Voltaire de l’avoir inventée.
  4. Ce dernier détail n’appartient pas à Tirso de Molina ; il est de l’invention de Zamora, qui a refait la pièce originale au commencement du dernier siècle. C’est aujourd’hui cette pièce arrangée que l’on représente ordinairement en Espagne.