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pour les barques de pêcheurs, et de là je crus voir la mer elle-même dans un jour de calme. Seulement des îles lointaines, teintes de rose par le soleil levant, couronnées çà et là de dômes et de minarets, indiquaient un lieu plus paisible, et des barques à voiles latines circulaient par centaines sur la surface unie des eaux.

C’était le lac Menzaleh, — l’ancien Maréotis, où Tanis ruinée occupe encore l’île principale, et dont Péluse bornait l’extrémité voisine de la Syrie, Péluse, l’ancienne porte de l’Égypte, où passèrent tour à tour Cambyse, Alexandre et Pompée, — ce dernier, comme on sait, pour y trouver la mort.

Je regrettais de ne pouvoir parcourir le riant archipel semé dans les eaux du lac et assister à quelqu’une de ces pêches magnifiques qui fournissent des poissons à l’Égypte entière. Des oiseaux d’espèces variées planent sur cette mer intérieure, nagent près des bords ou se réfugient dans le feuillage des sycomores, des cassiers et des tamarins ; les ruisseaux et les canaux d’irrigation qui traversent partout les rizières offrent des variétés de végétation marécageuse, où les roseaux, les joncs, le nénuphar et sans doute aussi le lotus des anciens émaillent l’eau verdâtre et bruissent du vol d’une quantité d’insectes que poursuivent les oiseaux. Ainsi s’accomplit cet éternel mouvement de la nature primitive où luttent des esprits féconds et meurtriers.

Quand, après avoir traversé la plaine, nous remontâmes sur la jetée, j’entendis de nouveau la voix du jeune homme qui m’avait parlé, il continuait à répéter : « Yélir, yélir, Istamboldal » Je craignais d’avoir eu tort de refuser sa demande, et je voulus rentrer en conversation avec lui en l’interrogeant sur le sens de ce qu’il chantait. « C’est, me dit-il, une chanson qu’on a faite à l’époque du massacre des janissaires. J’ai été bercé avec cette chanson. »

Comment ! disais-je en moi-même, ces douces paroles, cet air langoureux, renferment des idées de mort et de carnage ! ceci nous éloigne un peu de l’églogue.

La chanson voulait dire à peu près : « Il vient de Stamboul, le firman (celui qui annonçait la destruction des janissaires) ! — Un vaisseau l’apporte, — Ali-Osman l’attend ; — un vaisseau arrive, — mais le firman ne vient pas ; — tout le peuple est dans l’incertitude. — Un second vaisseau arrive, voilà enfin celui qu’attendait Ali-Osman. — Tous les musulmans revêtent leurs habits brodés - et s’en vont se divertir dans la campagne, — car il est certainement arrivé cette fois, le firman ! »

A quoi bon vouloir tout approfondir ? J’aurais mieux aimé ignorer désormais le sens de ces paroles. Au lieu d’un chant de pâtre ou du rêve d’un voyageur qui pense à Stamboul, je n’avais plus dans la mémoire qu’une sotte chanson politique.