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pourra et voudra connaître Théodoric. Ce qui était difficile jusqu’à présent pour les érudits, impossible pour les gens du monde, est devenu facile et agréable. Le nouvel historien a vécu long-temps au milieu du siècle qu’il fait revivre pour nous ; Jornandès, Procope, mais surtout les œuvres de Boëce et les lettres de Cassiodore, les vies des saints évêques contemporains de l’Italie et des Gaules, ont été lues, étudiées par lui avec une ardeur consciencieuse. On sent à chaque page cette pleine possession du sujet, sans laquelle il n’y a point d’art et point d’intérêt. C’est que l’auteur ne s’est point pressé d’écrire le jour ce qu’il avait appris la veille, c’est qu’il connaît le fort et le faible de chacun des acteurs qui sont sur la scène. J’aime, pour mon compte, cette intimité de gens qui se connaissent de longue date : en voyant jusqu’à quel point tous les lieutenans, les secrétaires, chaque soldat de Théodoric, sont des personnages familiers à l’historien, on comprend dans quel long commerce il a vécu avec son héros : de là, la ressemblance et la vie que ce portrait reprend après tant de siècles.

La conquête a donné l’Italie à Théodoric, la reconnaissance de l’empereur d’Orient ajoute au fait la sanction du droit. Alors le jeune vainqueur se trouve en présence d’un problème que nul conquérant de ce siècle n’avait encore résolu : faire vivre ensemble les vainqueurs et les vaincus, fondre un peuple jeune et barbare avec un peuple vieux et usé. C’est en surmontant cette difficulté par un instinct supérieur, par une politique au-dessus de son temps, que Théodoric a mérité d’être comparé par Voltaire à Charlemagne lui-même[1]. Je voudrais arrêter ici l’attention du lecteur : l’examen de cette question importe non-seulement à l’histoire de Théodoric, mais à celle de toutes les nationalités, qui datent de cette époque.

Les historiens contemporains portent à plus de deux cent mille le nombre des guerriers goths qui avaient suivi la fortune de leur chef et s’étaient transplantés avec lui en Italie ; en ajoutant les femmes et les enfans, on arrivera à plus d’un million d’ames. Cette multitude dut s’ajouter à la population déjà existante. Comment une telle aggrégation s’est-elle opérée ? C’est un des problèmes les plus agités entre les publicistes et les savans qui ont cherché à éclaircir les origines de l’histoire moderne. Comment fut imposée politiquement, matériellement même, cette communauté forcée des vainqueurs et des vaincus ? Quelle part fut faite aux premiers dans la possession de la terre, qui composait presque exclusivement la richesse de ces temps ? Nous avons là-dessus, pour ce qui concerne la France, autant de systèmes que d’écrivains.

Selon le comte de Boulainvilliers, les Francs s’emparèrent de toutes les terres des vaincus ; ils devinrent, sinon les occupans, au moins les

  1. Essai sur les mœurs, liv. Ier, chap. XII.