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Admirable fortune du génie et du malheur soutenu avec un ferme courage ! Boëce a composé dans sa prison quelques chants qui ont plus fait pour sa gloire que trente années de succès et de vertus n’en ont fait pour celle de Théodoric. Pour bien des lecteurs, le nom du conquérant n’a été sauvé de l’oubli que par celui de sa victime, comme on fait vivre le coupable pour faire vivre le châtiment.

Boëce a été le dernier poète de cette littérature ancienne qui s’associe aux premières impressions de notre jeunesse ; pendant tout le moyen-âge, et jusqu’à la réapparition d’Aristote, sa philosophie a régné dans les écoles ; enfin la religion a consacré son nom en l’inscrivant au nombre des saints de l’église catholique. Il n’y a donc point à s’étonner de cette faveur, de cette pitié qui s’est attachée à sa mémoire. Il y a cependant pour l’historien quelque chose qui est supérieur encore à toutes ces choses vénérables et sacrées, le talent, la dignité, le malheur : c’est la vérité : selon nous, elle a été étrangement méconnue.

Pour juger avec impartialité ce mémorable procès, pour prononcer entre Théodoric et Boëce, il est nécessaire de se rendre compte de la situation du nouveau roi vis-à-vis de l’empereur d’Orient. Nous avons vu tout à l’heure comment les Ostrogoths avaient obtenu de Zénon l’autorisation d’aller reprendre l’Italie sur les Hérules. Les termes mêmes de la requête qui fut présentée ne laissent pas de doute sur les sentimens qui animaient alors les successeurs de Constantin. Parmi les motifs favorables qui devaient déterminer le consentement de l’empereur, Théodoric mettait au premier rang l’avantage de débarrasser Constantinople du dangereux voisinage de ses compatriotes, ou même de voir les Hérules et les Ostrogoths se détruire les uns par les autres. « Seigneur, quoi que vous fassiez, nous vous serons toujours des hôtes incommodes ou dangereux. Envoyez-nous contre le barbare. Si je suis vainqueur, je tiendrai de vous l’Italie ; si je suis vaincu, tout sera dit ; dans tous les cas, vous y gagnerez ce que nous vous coûtons. » Ce n’est pas faire injure à la politique du Bas-Empire, d’imaginer que la chance parut aussi souhaitable que probable à l’empereur. Il crut moins donner l’Italie, l’Italie, le berceau de l’empire, que la délivrer des barbares, et profiter de la lutte pour anéantir à la fois les Hérules et les Ostrogoths.

L’événement trompa d’abord ces espérances. Théodoric vainqueur établit sa domination depuis Arles, dans les Gaules, jusque dans la Pannonie, la Dalmatie et la Sicile ; l’empereur, pour se débarrasser du tribut qu’il payait aux Goths, se trouvait avoir élevé en face de lui un monarque puissant et habile, auquel il ne manquait que le nom d’empereur d’Occident pour être le rival et peut-être le maître des souverains de Constantinople. J’ai déjà dit que, si telle était au fond la position relative des deux rivaux, le langage officiel n’en trahissait rien : l’ambition de Théodoric était tempérée par tous les ménagemens que commandaient