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le consoler, semble écrit tout entier par un disciple du Portique. À ce point de vue, il reste un des monumens les plus curieux de la philosophie. Il nous montre la hauteur à laquelle l’ame peut s’élever par le seul secours de ses forces. « Quant à moi, dit le prisonnier, ce n’est pas l’ambition du pouvoir qui m’a séduit : tu le sais, je ne voyais dans la puissance qu’un moyen de faire triompher la vertu ! — Et c’est là, répliqua la consolatrice céleste, le piége où se prennent les grandes ames qui n’ont pas atteint la perfection… la gloire les séduit… Mais regarde avec moi combien tout cela est vain ! La terre entière n’est qu’un point par rapport à l’espace dans lequel se meuvent les cieux… Voilà un vaste champ pour la gloire !… Si, ce que notre foi repousse, nous mourons tout entiers, la gloire n’est rien ; et si, ce que nous croyons, l’ame est immortelle, la gloire terrestre est moins que rien pour cette ame vouée au bien céleste… Quand la fortune nous abandonne, elle nous rend à la réalité, emportant ce qui est à elle, nous laissant ce qui est à nous… Cesse donc de gémir[1] ! »

Les historiens du Bas-Empire et les chroniqueurs du moyen-âge ont voulu nier la conspiration de Boëce ; ils affirment que l’illustre accusé désavoua, jusqu’au dernier moment, les lettres adressées à l’empereur et produites au sénat ; ils ne tiennent pas compte de la situation que j’ai expliquée et des vers même de Boëce, plus concluans, selon moi, que des aveux qu’aurait arrachés la torture : « Plût au ciel que la liberté romaine pût renaître ! si j’avais appris que l’on conspirât pour elle, tyran, tu ne l’aurais jamais su. » M. du Roure hésite cependant et ne se prononce pas avec netteté ; il entrevoit la vérité, et craint de la mettre au grand jour ; les témoignages précis manquent, il faut juger sur des conjectures. Il en coûte à l’auteur de se prononcer contre cette noble victime, glorifiée par le malheur. Il est dur aussi de condamner Théodoric, et de brûler tout à coup ce qu’on a adoré. Je suis persuadé que l’historien aura consacré plus d’une veille à peser chacun des faits exposés par lui avec un soin scrupuleux. Sans doute, j’aime qu’on prenne au sérieux ces mots de tribunal de l’histoire, qui paraissent un peu pédans de nos jours ; mais, pour cela même, je voudrais un jugement, une conclusion, et le lecteur l’attend vainement. Peut-être, si l’auteur eût envisagé d’un œil moins prévenu la situation des Romains vis-à-vis des Ostrogoths, se serait-il épargné ces incertitudes, et aurait-il pu, tout en reconnaissant Boëce coupable vis-à-vis de Théodoric, absoudre sa mémoire et rendre justice tout ensemble à la victime et à son juge.

Si j’ai bien indiqué tout à l’heure les rapports mutuels, chacun était et devait se croire dans son rôle, dans son droit. On peut voir, dans le poème même de Boëce, si le courage et la fierté des anciens Romains

  1. Histoire de Théodoric, par M. Du Roure, p. 171 et 172.