Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 18.djvu/1094

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

christianisme. C’est que le souffle qui de bonne heure a passé sur l’âme de Bruno, ce n’est pas celui de la religieuse et mystique Allemagne, c’est le souffle sec et brûlant de l’incrédulité italienne. Où est la foi chrétienne en Italie au XVIe siècle ? Est-ce dans ces savantes écoles de Florence et de Padoue, de Cozence et de Rome, autour desquelles se groupent les hardis explorateurs de la nature, les adorateurs fanatiques de l’antiquité, ces ingénieux Lincei, ces académiciens de la Crusca et de Segreti ? Est-ce au sein de ce bas clergé, livré au plus scandaleux dérèglement et à la plus profonde ignorance, ou parmi ces hauts prélats, éclairés et amollis à la fois par la richesse, les arts, le culte des lettres antiques ? Est-ce parmi ces cardinaux qui délaissent la Bible pour Cicéron et attestent les dieux immortels sous les voûtes du Vatican ? Non ; la foi, dans l’Italie du XVIe siècle, n’est nulle part, pas même sur la chaise de saint Pierre. Il y a de savans théologiens, de profonds canonistes, un Baronius, un Bellarmin ; il y a des artistes dont l’imagination s’est éprise des types chrétiens. On bâtit Saint-Pierre de Rome, et l’on peint la chapelle Sixtine. On fait des Vierges adorables ; mais on n’a pas la foi du Giotto et de Cimabuë ; on donne à la religion ses pinceaux, et son âme à la Fornarina. Jamais au surplus l’inquisition romaine n’a été plus vigilante et plus cruelle : on emprisonne, on torture, on brûle les hérétiques ; mais on est soi-même plus qu’hérétique, car on est loin de la foi naïve et réglée du moyen-âge, et l’on n’a pas davantage la foi libre de Luther et de Calvin.

C’est cet esprit universel de doute et d’incrédulité qui s’empare de Bruno ; il y joint un besoin profond de croire, une soif insatiable de nouveautés et de découvertes, le pressentiment confus et l’enthousiasme de l’avenir. Agité d’une inquiétude infinie, il commence sa vie errante et aventureuse. De Naples, il court à Gênes, à Nice, à Milan, à Venise. Partout il intéresse, il inquiète, il étonne ; partout il appelle et brave les tempêtes. Chassé de ville en ville, il se décide, à trente ans, à quitter l’Italie, où il n’aurait jamais dû revenir, pour aller répandre dans toute l’Europe la fièvre d’opposition et d’innovation dont il est consumé.

A-t-il un but, et quel est-il ? Bruno n’aspire point à un rôle politique. Il sent instinctivement ce qu’un calcul profond inspira depuis à Voltaire : c’est qu’il faut un point d’appui dans les forces temporelles pour attaquer plus sûrement les spirituelles, et il concentre son activité dans le domaine des idées. Sur ce terrain, il ne respecte aucune autorité, et marche audacieusement à une révolution générale. Quelles étaient alors les grandes puissances intellectuelles ? L’école, l’église, la religion chrétienne. Bruno attaque tout cela à la fois. Ce qui dominait dans l’école et dans l’église, c’était la logique et la physique d’Aristote, avec l’astronomie de Ptolémée, étroitement associées au dogme chrétien. À la logique d’Aristote Bruno en substitue une nouvelle, dont il