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peu compromise au milieu des transformations successives d’un principe immortel. Bruno dut quitter Oxford, comme il avait quitté une première fois Paris, comme il le quitta encore pour aller en Allemagne, toujours suspect et toujours audacieux, toujours fugitif et toujours infatigable. Après une courte halte à Marbourg, où le recteur de l’université lui ôte la parole pour des motifs graves, il arrive à Wittenberg, berceau et, boulevard du protestantisme. Luther n’était plus, Melanchton l’avait suivi dans la tombe ; mais il avait laissé après lui quelque chose de sa douce et pacifique influence. Bruno se loue d’avoir trouvé à Wittenberg, qu’il appelle l’Athènes de la Germanie, accueil bienveillant et généreuse liberté. Il s’en montra reconnaissant aux dépens du pape, qu’il appela le Cerbère à la triple tiare. Luther, au contraire, est le demi-dieu qui arrache Cerbère au ténébreux Orcus et le force à vomir son venin et à regarder le soleil. On a conclu de ce panégyrique enthousiaste du père de la réforme, que Bruno s’était fait luthérien. M. Bartholmess démontre fort bien le contraire. C’est ainsi qu’on a supposé que Spinoza s’était fait chrétien, sous prétexte qu’il avait quitté la synagogue et aussi peut-être parce qu’il allait quelquefois au temple ou à l’église. Raisonner de la sorte, ce n’est pas se faire une idée juste de la hardiesse de ces deux esprits. Bruno n’a pas plus adopté le luthéranisme à Wittenberg que le calvinisme à Genève, que l’anglicanisme à Oxford. La vraie religion pour lui, comme pour Spinoza, est au-delà de toutes les formes religieuses, et le protestantisme n’est légitime que comme un pas vers la pure philosophie. Il y a quelque chose de plus vraisemblable dans la tradition assez accréditée selon laquelle Bruno aurait publiquement loué le diable à Wittenberg. Leibnitz en doute, et je ne veux pas l’affirmer, n’ayant aucune envie de charger la mémoire de Bruno de ce nouveau scandale ; mais je rappellerai que Spinoza a écrit aussi sur le diable un livre aujourd’hui perdu. Qu’y aurait-il de si étrange que Bruno, se plaçant au point de vue de l’optimisme des panthéistes, eût entrepris de démontrer que le mal, et partant le diable, qui en est le symbole, ne saurait avoir d’existence absolue, et que tout est bien dans le monde, parce que tout y est nécessaire et divin ? Voilà Satan amnistié et convaincu d’innocence, ou, pour mieux dire, voilà le fantastique adversaire de Dieu obligé de courber la tête sous les lois victorieuses de l’harmonie universelle. Je ne suivrai point Bruno à Prague, ni à Helmstoed, où la confiance du duc de Brunswick le chargea de l’éducation de l’héritier de la couronne, ni enfin à Francfort-sur-le-Mein. À cette dernière étape de sa course rapide, l’histoire perd sa trace et ne le retrouve plus qu’à Padoue, au moment où commence la tragédie funèbre qui se dénoua sur le bûcher de l’inquisition.

De toutes les audaces de Bruno, la plus grande est d’avoir remis le pied en Italie. Et remarquez où il choisit un séjour : à Padoue ; Padoue,