Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 18.djvu/167

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

à peu près, qui sont nouveaux. Et maintenant « applaudissez, Athéniens, c’est de l’Euripide ! »

Le morceau le plus saillant de la pièce, après les adieux d’Alceste, est la lutte d’Hercule avec la Mort. Cette légende thessalienne, nouvelle pour les Athéniens (car celle d’Orphée n’y ressemble pas), Euripide ne l’avait qu’indiquée c’est pendant un chœur que la lutte est supposée avoir lieu ; elle est racontée en deux ou trois vers. Le traducteur l’a mise en action. Nous ne nierons pas que ce pugilat fantastique, cette Mort qui est terrassée et qui crie, ne produise un étrange effet ; c’est presque la mort de la Mort, comme dans la légende chrétienne ; Hercule joue le rôle du Christ. Seulement cet effet n’est pas grec. Supposé que le préjugé religieux dont j’ai parlé eût permis à Euripide de mettre en action cette lutte surnaturelle, la Mort, étant un homme en grec, en serait peut-être venue aux mains avec Hercule sans trop choquer d’ailleurs la multitude habituée au spectacle du pancrace olympique ; mais, si la Mort est une femme, cela change tout. Il est vrai que le traducteur, de même qu’il a mis à sa pièce un titre à double entente, a essayé aussi de donner à la Mort un sexe ambigu. Il a glissé quelque part ce mot : La Mort, ce noir génie ! Noir génie tant que vous voudrez ; mais enfin elle s’appelle la Mort, et l’actrice chargée de ce rôle, avec sa robe noire, qui du reste est indiquée par le grec, n’a pas, je pense, été prise pour un homme, quoiqu’elle ne s’en explique point. D’ailleurs, si le voile noir est indiqué dans Euripide, je ne crois pas que, dans sa pensée, ce voile fût semé de larmes d’argent, fort malséantes à cette sorte de hideux vampire, buveur de sang, armé d’un glaive et d’un filet. En somme, comme cet endroit est le moins grec : de la pièce, c’est celui où l’on a le plus admiré la hardiesse grecque.

La description de l’antre de la Mort à la fin du deuxième acte, et la décoration du troisième, par conséquent, sont aussi d’invention moderne. C’est peut-être un souvenir de l’Odyssée que l’on a prêté à Euripide, de la même manière qu’on a mêlé çà et là dans le texte quelques réminiscences des hymnes homériques, de Solon, de Tyrtée et d’autres encore. En revanche, on a supprimé, à ce qu’il me semble, de fort beaux détails : « Attends-moi là-bas, dit Admète à Alceste mourante ; prépares-y ma demeure pour l’habiter avec moi. J’ordonnerai qu’on me place dans le même cercueil de cèdre, et qu’on étende mes flancs auprès de tes flancs, afin que, même dans la mort, je ne sois jamais séparé de toi, qui seule m’as été fidèle ! » On a supposé qu’Admète voulait se tuer après la mort d’Alceste ; on a beaucoup adouci la scène de Phérès, sans doute par la même raison qui a fait supprimer le prologue.

Mais la traduction d’une tragédie grecque fût-elle littérale quant à la composition et aux idées, le style ne se traduit jamais, et c’est le style qui fait la vie. C’est le style, par exemple, qui anime les innombrables lieux-communs dont la poésie antique est semée. Qui me dira à quel moment le lieu-commun est chose morte ou chose vivante ? Qui me dira à quel moment la Galatée de marbre s’éveille à la vie ? Il faut que le poète, il faut que le sculpteur les échauffe de son propre souffle et leur communique son ame. Sans cela, il n’y a qu’un bloc de marbre, il n’y a qu’une masse de banalités. De sorte que le même lieu-commun, et c’est ce qui arrive sans cesse, peut être vivant dans le texte, et mort dans la traduction. Même dans ce qui parait littéral, l’arbitraire est partout, dans un mot, dans un tour. Ce sont des entorses perpétuelles à la pensée grecque ;