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que nous tirerons du jugement général de M. de Balzac sur la nature humaine seront toutes littéraires. Un pessimisme universel et systématique peut-être, entre les mains d’un homme de talent, un caprice, une gageure, un parti pris, une arme ; il n’a jamais été le point de vue du génie, ni même du bon sens. Quelques amis peu prudens ont prononcé le nom de Molière à l’occasion de M. de Balzac : trouvent-ils dans l’auteur du Misanthrope cet impitoyable acharnement, cette sorte de joie funeste à toujours mal parler du genre humain ? Non, la clairvoyance de Molière ne le conduit pas à cette extrémité. Plus il connaît la nature humaine, plus il la sait en de notables parties bonne, grande, sensée, douée des forces nécessaires pour lutter contre le vice et le mal. Aux travers de l’esprit et du cœur, à la science pédante, au faux goût, à l’égoïsme, il oppose la raison, la rectitude, l’amour du vrai, une sensibilité sincère, parce qu’il est convaincu que ces bonnes qualités de l’homme ne sont pas moins réelles que les mauvaises. Pour lui, la vertu n’est pas quelque chose de convenu, d’artificiel, dont il est bon, aux yeux de quelques habiles, que la foule soit dupe : elle est le résultat positif des mouvemens généreux et des sages habitudes de l’ame ; aussi lui assigne-t-il une place non moins considérable que celle du vice dans la vie et dans son œuvre. C’est à Molière, puisqu’il faut le rappeler à M. de Balzac, que nous devons vraiment la comédie humaine ; son comique est immortel et devient de plus en plus communicatif, même à deux cents ans de distance, parce qu’au fond on y sent de la bonté. Avec lui nous rions, nous nous indignons de nous-mêmes, mais nous n’en désespérons pas ; il nous éclaire, il nous remue, il ne nous glace point par une vénéneuse ironie.

Au-dessous de ce rang suprême, occupé par la souveraineté du génie, il y a de belles places à conquérir par le talent que recommandent de fortes qualités. Une rare faculté d’observation est échue à M. de Balzac, dont le regard est pénétrant et vif. Dans toutes les parties, derrière tous les personnages de la vie sociale, nous rencontrons l’œil rayonnant et malin du romancier qui plonge dans tous les détails. Rien n’échappe à sa curiosité, et la patiente subtilité de son analyse fouille les recoins les plus obscurs de nos mœurs, de nos habitudes. Aussi M. de Balzac, quand il se met à écrire, a-t-il toujours à sa disposition, des faits, des types nombreux : chez lui, les matériaux abondent. Cette richesse n’est pas une des moindres causes de l’impression profonde qu’il arrive souvent à produire. Il n’entreprend rien sans avoir dans ses magasins, je veux dire dans ses notes, des provisions accumulées.

Plus l’amas de matériaux s’élève sous les yeux de l’écrivain, plus lui est nécessaire la puissance de les coordonner, ou plutôt, car nous sommes dans l’empire de l’art, de les transformer en une création