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des mêmes acteurs dans des œuvres diverses, il arriverait à séduire, à tromper le lecteur, qui se croirait avec eux dans le monde réel c’est une erreur de jugement. L’illusion que peut créer l’art a ses limites et ses conditions. Les mêmes personnages que l’artiste, dans un moment donné, sera parvenu à revêtir des apparences de la vie deviendront faux si on les déplace, si on les transporte dans une autre action : ils risqueront fort de n’être plus que des mannequins. Dans ses immenses mémoires, le duc de Saint-Simon peut, à chaque instant, revenir sur les acteurs de son siècle, parce qu’il y revient avec l’inépuisable richesse de la réalité. Roi, princes, courtisans, femmes de la cour, présidentes et bourgeoises, magistrats, gens de finances, beaux esprits, sont tour à tour saisis, quittés, repris par ce grand peintre, qui, creusant son sujet sans jamais l’épuiser, sait en tirer des effets toujours nouveaux. Les créations artificielles ne sauraient offrir de semblables ressources. C’est pour n’avoir pas compris cette différence que M. de Balzac, avec tout le mouvement de son imagination, tombe trop souvent dans la monotonie.

Examinons de plus près encore ses procédés d’exécution. Au XVIIe siècle, c’était la dissertation qui dominait dans le roman. Les personnages de Clélie, d’Artamène, avaient sur l’amour, sur le Tendre, d’interminables entretiens, qui étaient à la fois l’écho et l’aliment des conversations du monde. On passait alors la vie à causer ; on ne se lassait pas d’analyser les nuances les plus fugitives du sentiment, tous les replis, tous les détours du cœur. A la dissertation galante succéda la dissertation philosophique. On mêla, dans le dernier siècle, aux scènes de boudoir et d’alcôve des tirades sur le duel, sur le suicide, sur la religion naturelle. Avec Walter Scott, qui accomplit une révolution heureuse dans l’art du roman, toute dissertation disparut, et nous eûmes le règne de la description. Puisque, par sa fantaisie toute puissante, le romancier a le droit de tout créer, l’action, le théâtre où elle se passe et les personnages qui la jouent ; puisque, même dans les emprunts qu’il fait à l’histoire, il use d’une liberté contre laquelle on ne réclame pas, pourvu qu’elle se montre habile, il est évident qu’il devra demander à la description toutes ses ressources, tous ses effets. Il faut qu’il ait à sa disposition une nature resplendissante et variée, des sites pittoresques, des lieux marqués d’un caractère sauvage, des châteaux d’un sombre aspect, des palais d’une riche architecture, de vieilles cathédrales, des rues tortueuses, d’ignobles carrefours, des costumes étranges, des ameublemens bizarres, enfin tous les trésors et toutes les misères de la réalité. Seulement, si tout lui est livré, c’est à la condition qu’il y mettra une réserve discrète, et ici la discrétion, c’est le choix, c’est l’art. Or, ce que savent le moins la plupart des écrivains de nos jours,