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de notre époque, les développemens matériels dont le besoin se fait sentir, doivent inévitablement amener le fractionnement de la propriété, bien des privilèges déjà ont été abolis ; mais c’en est assez, je crois, pour montrer que le secret des agitations de la Péninsule ne saurait être dans l’antagonisme des classes, et qu’il n’y a dans la révolution espagnole rien de semblable à ce mouvement qui, en France, s’est résumé dans la nette et formidable question de l’abbé Sieyès. Et, comme complément de preuve, remarquez encore aujourd’hui même combien est différent dans les deux pays le sens qu’on attache au mot d’égalité en France, on fait des nobles, et le public raille et se moque ; en Espagne, on distribue des titres, on crée de nouveaux grands, et nul ne songe à s’en étonner, tant ces idées sont naturelles. Le fonds du caractère national est peu altéré sous ce rapport, et il en résulte, ainsi que je le disais, dans les relations habituelles un charme élevé, une distinction agréable, qui n’ont rien d’emprunté ni de prétentieux. C’est une trêve au spectacle de l’influence croissante de notre esprit et de nos modes. Voilà ce que peut se dire un honnête étranger en rêvant au sortir d’une tertulia madrilègne.

Il est un lieu à Madrid où, mieux qu’en aucune soirée, on peut voir vivre et se confondre la société espagnole : c’est le Prado, qui, lui seul, ferait la renommée d’une ville. Le Prado, par sa situation même, est une des plus belles promenades qu’on puisse imaginer ; il s’étend à l’est de Madrid, de la porte des Récollets à la porte d’Atocha, et est placé entre deux collines, comme pour ne perdre aucun rayon de soleil au printemps. D’un côté sont de superbes palais, tels que le Buen-Retiro, le Musée et le magnifique jardin botanique ; une partie de la ville se répand sur le flanc opposé et vient déboucher par les rues d’Alcala, San-Geronimo et Atocha, qui vont en s’élargissant et forment des issues grandioses. Tout le Prado est sillonné d’allées d’arbres au bout desquelles s’élèvent les gracieuses fontaines d’Apollon, de Cybèle et de Neptune. Le Prado est à Madrid ce que sont les Champs-Élysées à Paris. S’il y a moins de grandeur, il y a plus de grace peut-être. La mode, on le sait, est capricieuse et folle ; ce qui la dirige dans son choix, on ne le sait guère ; elle se plaît surtout, de nos jours, aux disparates. Eh bien ! la mode, depuis quelque temps à Madrid, veut qu’on se porte sur un des points du Prado les plus disgracieux, les plus dépourvus d’agrément, dans une allée qui conduit de la porte à l’église d’Atocha, et qui est enserrée entre un mur et un tertre qui s’effondre. Le principal mérite de cette allée me paraît être de fournir une assez longue course aux dandies madrilègnes qui vont y parader à cheval. Ce ne sont point les dandies qui sont curieux à voir, ce sont leurs chevaux quelquefois. Presque tous sont de race espagnole, et il y en a d’admirables ; leur tête rayonne d’intelligence ; leurs jarrets nerveux sont d’une agilité vigoureuse ; une fine encolure se dessine sous les flots d’une crinière,