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souvent noire comme l’ébène ; leur croupe lustrée miroite au soleil, et, lorsqu’ils s’élancent, ils balaient la terre de leur queue abondante et soigneusement peignée. C’est là ce qui peut arrêter un instant à l’allée d’Atocha ; mais la plus belle partie du Prado, en réalité, celle vers laquelle on revient toujours invinciblement, c’est ce qu’on nomme le Salon, espèce de plate-forme spacieuse et nue au milieu des arbres qui l’environnent. Le Salon est le rendez-vous de Madrid. Combien de regards s’échangent au Prado en quelques heures ! combien de furtives paroles ! combien de sourires à demi cachés sous l’éventail et seulement aperçus par celui qui en sait le secret ! C’est là en effet le vrai théâtre des femmes madrilègnes. Seulement il faut renoncer à ce type de beauté pâle et ardente invariablement donné comme le type de la beauté espagnole. Les Madrilègnes ont un tout autre caractère : leur figure est vive, animée, piquante, spirituelle ; leur regard plein de feu se fixe librement et hardiment sur vous, mais n’a rien qui fasse rêver de sombres et tragiques passions ; leur démarche est rapide et pleine d’action, et dans leur repos même il y a je ne sais quelle mobilité gracieuse. Leur esprit, peu cultivé peut-être, se nourrit de toutes les inspirations naturelles du cœur et de l’imagination ; elles ont cette verve qu’on nomme la sal española, une franche et libre humeur qui s’épanche aisément. L’éventail va bien mieux à leur main savante que le poignard à leur ceinture, et l’art avec lequel elles s’en servent tour à tour pour se cacher ou se laisser voir est un miracle de prestesse. Beaucoup de Madrilègnes portent encore la mantille, — ce vêtement si élégant et si national qui sied si bien à leur beauté et fait si bien ressortir leur figure sous la dentelle et sous la soie ; ce qu’on ne conçoit pas cependant, c’est que cette partie du costume espagnol tende aussi à disparaître : elle fait place au chapeau, qui ôte à la tête sa liberté et sa grace. Les contrastes qui naissent de cette altération du costume national ne laissent pas de donner un aspect assez bizarre au Prado. Alors on songe involontairement au temps où cette promenade commença de devenir célèbre et à ceux qui firent sa réputation, — Calderon, Lope, Moreto, — en y plaçant la scène de quelques-unes de leurs comédies immortelles. Le Prado était le lieu favori des poètes, et ils ne faisaient d’ailleurs que reproduire la vie en y mettant tout ce monde de brillans gentilshommes, de jeunes gens chercheurs d’aventures, de femmes à l’enivrant sourire, à l’œil étincelant, qui se plaisaient, oubliant tout le reste, à nouer de mystérieuses amours. Aujourd’hui cependant, s’il y a encore quelque chose de cette ardeur pour le plaisir, les mœurs changent et s’effacent. Je me suis trouvé là lisant, en souvenir du passé, les Matinées d’avril et de mai ; faut-il le dire ? cette œuvre charmante de Calderon me paraissait étrange. Je me laissais aller au cours de cette folle intrigue où la fantaisie du poète peint divinement ces choses qui s’harmonisent si bien, l’enchantement des jeunes amours