Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 18.djvu/348

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

IV.

Descendons, si l’on veut, plus profondément dans la vie intime de l’Espagne ; nous pourrons voir des complications d’un autre genre. Il y a au-delà des Pyrénées une cause permanente, normale en quelque sorte, d’incertitude et de mobilité : c’est l’absence d’intérêts réguliers propres à entretenir l’activité publique et à la détourner des agitations stériles. Le travail est un des élémens les plus essentiels de la civilisation moderne ; or, le travail est mal acclimaté en Espagne ; l’esprit d’industrie n’a pas passé dans les mœurs, il répugne même, dirai-je, à l’indolence nationale. L’Espagnol aime à rêver, à prendre le soleil, suivant l’expression consacrée ; il y a chez lui un certain mépris des occupations vulgaires. Plein de promptitude lorsque la passion le pousse, il s’embarrasse dans les détails positifs, pratiques des affaires ; il s’en détache aisément pour retomber dans une inertie orientale. La paresse espagnole a son mot caractéristique, c’est le mot de mañana,- demain. Le mot de mañana s’applique à tout ; c’est la réponse sur laquelle il faut toujours compter. De jour en jour, souvent la plus simple affaire traîne toute une année, et il n’est pas bien sûr même qu’elle se termine. Mañana est l’argument le plus triomphant de l’indolence castillane ; cela dispense d’agir pour le moment. La paresse espagnole est profondément fataliste ; elle respecte ce qui existe et ne cherche point à le modifier. Je me souviens d’une anecdote qui ne peut qu’être vraie. Au XVIIIe siècle, on voulut opérer des travaux pour rendre le Tage navigable. Des commissions furent nommées, et l’une d’elles répondit avec gravité que si Dieu, qui est tout-puissant, avait voulu rendre le fleuve navigable, rien ne lui eût été plus facile, et que, s’il ne l’avait pas fait, c’est qu’apparemment cela ne devait pas être. Si on n’en dit pas autant aujourd’hui, peut-être n’est-on pas loin de le penser. Chose étrange ! l’instinct du gain, si puissant ailleurs, semble être ici sans effet. A Madrid même, il arrive quelquefois qu’un industriel, qu’un marchand, pour peu qu’il n’ait pas sous la main ce qu’on lui demande, vous renvoie au jour suivant ; s’il est à son repas ou à son plaisir, même dans l’intérieur de sa maison, il se dérange à peine. Dans la campagne, chacun travaille presque exclusivement pour vivre ; chacun se borne à tirer de la terre le peu qu’elle veut donner ; aussi, en parcourant le territoire espagnol, rencontre-t-on de vastes portions incultes, dépouillées, malgré leur fécondité naturelle, et auxquelles il ne manque que l’exploitation. Le pauvre reste volontiers dans sa misère, échappant en quelque façon à la tristesse de son dénuement par la sobriété extrême à laquelle il s’est accoutumé. Il est une circonstance qui montre dans tout son jour la paresse nationale, c’est la facilité avec laquelle on saisit toutes les occasions de se délasser d’un travail qu’on ne fait pas.