Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 18.djvu/349

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Souvent dans une ville on voit avec étonnement la vie industrielle s’arrêter, les magasins se fermer ; c’est qu’il y a quelque fête dont on ne soupçonnait pas l’existence. Le calendrier espagnol abonde en fêtes de tout genre, qui sont très fidèlement observées, et ces jours-là il ne faut point songer à aller forcer la porte d’un commerçant pour acheter le plus simple objet : tout est suspendu, il ne reste de temps que pour le repos et le plaisir. On dirait vraiment que le peuple espagnol ne travaille qu’à ses momens perdus, et lorsqu’il n’a rien de mieux à faire, lorsqu’il n’a pas à tenter quelque révolution ou à battre des mains dans une course de taureaux.

Dans ces habitudes d’oisiveté, la part de l’indolence propre au caractère espagnol est grande sans doute ; ne faudrait-il pas cependant faire aussi celle des lois et des circonstances ? Si le goût du travail tarde tant à entrer dans les mœurs, si, par suite, les intérêts ont tant de peine à se développer, n’est-ce point parce qu’ils manquent de stimulans, de protection, de sécurité ? Le malheur du temps et le vice des lois sont venus fortifier un penchant naturel. Je ne veux examiner qu’un seul point : dans une grande partie de l’Espagne, le sol est prodigieusement fertile, il paierait libéralement les sueurs de l’homme ; eh bien ! cette fertilité est souvent inutile, la terre produit vainement. En l’absence de moyens de communications, des récoltes entières se perdent. Et dès-lors à quoi bon travailler ? Où est l’excitation capable d’éveiller l’activité publique ? Où sont aussi les élémens de bien-être ? Le résultat de ceci, c’est que des habitudes d’ordre et de paix ne peuvent se former au sein d’une population disséminée qui n’apprend pas à connaître les bienfaits pratiques du régime libre. L’absence d’intérêts réguliers et actifs favorise les penchans à l’isolement, à l’indiscipline, si vivaces en Espagne, et livre les hommes à la guerre civile, qui cherche des bras et recrute tous ceux qui n’ont rien à perdre. Plus souvent encore les masses restent indifférentes, seulement les malheureux qui sont trop accablés et que rien ne rattache au pays s’en vont. L’émigration est aujourd’hui un danger sérieux pour l’Espagne ; chaque année, de nombreux émigrans partent des côtes des Asturies et de la Galice pour l’Amérique méridionale ; l’an dernier, il se faisait presque publiquement dans ces provinces une sorte de traite que le gouvernement s’est vu forcé de réprimer. D’autres passent des côtes d’Almeria en Afrique ; il y a en ce moment quarante mille Espagnols répandus dans l’Algérie, c’est-à-dire près du tiers de la population européenne. Et, chose étrange, on émigre ainsi lorsque l’Espagne pourrait nourrir une population double de celle qu’elle possède ! Que manque-t-il donc au-delà des Pyrénées, si ce n’est un gouvernement assez intelligent et assez résolu pour faire renaître dans le peuple l’esprit du travail par des mesures libérales et protectrices, et le rattacher au sol par le bien-être qu’il y pourrait trouver ?