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On le sait trop, il est des nuances prosodiques et grammaticales qui se perdent nécessairement dans une version, quelque littérale qu’on veuille la rendre. Ce qu’il faut surtout désespérer de reproduire dans la Mariana de Tennyson, c’est la délicatesse du coloris, c’est le caractère mystérieux, la grace fantastique de cette élégie tout allemande. Par exemple, la mouche bleue « bourdonnant contre la vitre, » les cris de la souris derrière la boiserie vermoulue, ces détails, en apparence si prosaïques, empruntent à l’effet du rhythme, à l’harmonie des mots, une singulière valeur. Un sceptique en poésie pourra certainement contester cette impression, bien que bon nombre de lecteurs délicats aient pu la ressentir au même degré ; il demandera ce qu’il y a de plus, dans ces accessoires, que la description pure et simple d’une habitation déserte et mal entretenue. À cette question, un juge compétent trouva naguère une excellente réponse. — La mouche, à son gré, n’était pas une mouche ordinaire ; elle provenait d’un cadavre et, qui plus est, avait conscience de cette funèbre origine. Quant à la souris, il fallait, à coup sûr, voir en elle la misérable nièce de quelque infame sorcière qui, après l’avoir tuée pour ne la plus nourrir, s’en était débarrassée en la métamorphosant de la sorte. — Tels doivent être les commentaires d’une poésie vague, indécise, où l’écrivain suggère certaines idées plutôt qu’il ne les exprime, et n’arrive que par des analogies indirectes à éveiller telle ou telle image dans l’esprit ensorcelé de ses lecteurs.

Mariana peut servir d’échantillon à tout un ordre de compositions où Tennyson se complaît dans le développement d’une seule idée, d’une seule situation. Rien ne remue, rien ne change dans ces bas-reliefs sculptés avec un amour jaloux, où, pour concentrer davantage encore l’énergie de sa pensée, le poète n’admet qu’une figure isolée. C’est ainsi que, s’il veut rendre les joies sans nom de l’ascétisme, le triomphe de l’esprit religieux sur la chair qui souffre, l’enthousiasme fiévreux de la solitude extatique, Tennyson cède la parole à saint Siméon Stylite, qui, du haut de la colonne où il s’est confiné, décrit ses tortures et sa pieuse ivresse : c’est ainsi que sa Fatima (elle s’appelait Sapho dans la première édition) pousse un long cri de désir effréné : c’est encore ainsi que, dans OEnone, une bergère troyenne, déplorant l’infidélité de Pâris, énumère les tourmens d’une ame jalouse, et fait retentir d’une monotone plainte les échos des montagnes ioniennes. L’invocation commence dès les premiers vers :

Oh ! mother Ida, many fountained Ida
Dear mother Ida, harken ere I die.


Et ce funèbre refrain se retrouve au début de la dernière strophe :

O mother ! Hear me yet before I die !