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manquer de l’illusion des souhaits. Son gouvernement l’alarmait et ne l’irritait pas. Elle n’en désirait pas la chute, elle n’en espérait pas la réforme, elle le regardait comme nécessaire et dangereux, et se sentait dans une égale impuissance de lui faire du mal ou du bien, de l’éclairer, de le contenir ou de le renverser ; elle n’avait pas de but. Ni dans les souvenirs de l’ancien régime ni dans ceux de la révolution, elle ne trouvait à se former même un mode imaginaire de gouvernement qu’elle pût opposer ou préférer à la réalité. Dès long-temps revenue des théories, elle conservait une aversion vague pour tous les systèmes pris hors des faits, et, quoique froide et peu dévouée, elle se défiait de toutes les oppositions ; elle ne croyait plus aux idées, mais aux événemens.

Cette disposition des esprits en politique répondait à une disposition analogue sur toutes les choses de l’ordre moral. La philosophie, la littérature, les arts, pour tout dire en un mot, les opinions, étaient resserrées dans d’étroites limites : on mettait la sagesse dans la contrainte. Peu de mouvement, point de nouveauté, beaucoup de prudence. On se défiait du raisonnement dans les choses de raisonnement, de l’imagination dans les choses d’imagination. Quelqu’un disait vers ce temps-là à M. Sieyès : — Que pensez-vous ? — Je ne pense pas, répondait le vieux métaphysicien dégoûté et intimidé, et il disait le mot de tout le monde. L’esprit humain a rarement été moins qu’alors fier de lui-même : c’est un temps où il fallait être soldat ou géomètre.

Cependant l’université existait, et, quoiqu’elle eût sa part de ce découragement intellectuel, il suffisait qu’elle fût par état vouée aux intérêts de l’intelligence pour qu’elle la préparât sans le savoir, sans le vouloir, à des destinées toutes différentes. Sur toutes les questions, il fallait bien nous départir, avec l’instruction littéraire de tous les temps, les idées du nôtre. On nous les donnait avec réserve, avec froideur, mais on nous les donnait. D’ailleurs, on a beau faire, la littérature de tous les siècles, prise dans son ensemble, est libérale ; elle habitue l’esprit à se compter pour beaucoup. C’est assez pour qu’il subsiste un levier qui soulève le monde. Mais, si l’on donnait ainsi à nos facultés des besoins et des habitudes qui pouvaient un jour nous porter à faire d’elles-mêmes un emploi neuf et hardi, on ne songeait pas plus à les exciter qu’à les contenir par des croyances fortes, par des principes décidés. On nous préparait à l’action, à une action quelconque ; mais on ne déterminait pas le sens où il faudrait agir. Pour qui n’ambitionnait pas les honneurs de l’École polytechnique, bien comprendre Virgile et Cicéron, entendre un peu Homère et savoir la philosophie de Condillac, tel était le fond de l’éducation. Aussi, pour tous les élèves des lycées de l’empire, la France du passé n’avait pas existé.

Nous ne savions même pas la révolution, c’est la restauration qui