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sous des sourires. Maintenant, mettez cette destinée en contact avec les événemens qui doivent s’y mêler ; mettez-la aux prises avec l’illusion, la confiance et le sacrifice ; montrez, dans ses ivresses imprévoyantes et ses désenchantemens rapides, la femme assez crédule pour se confier à ce cœur sonore ; puis, lorsque vous nous aurez fait voir, dans cette lutte, quel est l’oppresseur et l’opprimé, représentez-nous votre héros, seul sur les ruines qu’il a faites, se débattant contre l’inexorable sentiment de son impuissance et de sa misère : une telle œuvre ne sera-t-elle pas plus originale et plus vraie, plus élevée et plus instructive que le drame de M. Jules Barbier ? Mais, pour comprendre et pour peindre ainsi, le talent ne suffit pas, il faut l’observation, il faut l’expérience.

Le dernier drame de M. Latour de Saint-Ybars, le Syrien, a de hautes prétentions et annonce de louables efforts. Parmi ces prétentions, il en est une que M. Latour partage, dit-on, avec toute une petite pléiade poétique. Est-il besoin d’avertir que nous ne saurions prendre au sérieux ces distinctions d’écoles qu’on essaie de ranimer aujourd’hui ? Qui de nous consentirait à se passer du bon sens ? Quel est l’écrivain, l’artiste, le poète, qui se résignerait sérieusement à appartenir à une autre école ? Notre époque, qui s’est permis bien des néologismes, n’en a point inventé de plus malencontreux que celui-ci : un fou de génie. Non, il n’y a pas plus de fou de génie qu’il n’y a de malade bien portant, d’athlète rachitique et poitrinaire. Vouloir loger, en même temps, sous le même front, cet immortel flambeau qui répand sur toutes choses la moins trompeuse des clartés, et ce décevant feu follet qui attire aux abîmes, c’est insulter à la fois au génie et à la raison. Le génie n’est, au contraire, que le bon sens élevé à sa plus haute puissance, et trouvant en lui-même, avec l’aide du goût et de la patience, la force d’atteindre cet idéal qui n’est ni le faux, ni l’absurde, ni l’impossible, mais qui est la face la plus belle de toute beauté, la portion la plus vraie de toute vérité. Évitons donc de rapetisser la critique par des catégories puériles, et occupons-nous du drame de M. Latour, en dehors de tout préjugé d’école.

Saisir, au milieu d’une des crises de son agonie, cette civilisation romaine que Juvénal et Tacite nous ont représentée succombant à ses propres excès ; opposer l’un à l’autre, dans cette société mourante, deux frères, l’un nourri dans les camps et professant encore les vertus républicaines, l’autre énervé par la débauche et dépravé par l’exemple du maître ; faire apparaître au-dessus d’eux la figure sérieuse et austère de la matrone romaine ; puis, pour dernière péripétie de cette lutte entre les vertus païennes et le vice païen, nous montrer à l’horizon, d’une part l’incendie de Rome, de l’autre l’aurore de la régénération chrétienne, pareille à ce rayon matinal qui, survenant tout à coup au milieu d’une orgie, mêle aux souillures du festin et à la pâleur des convives ses clartés vivifiantes et ses brises embaumées : certes, la tâche était grande, mais elle n’était pas nouvelle. Corneille dans Polyeucte, Châteaubriand dans les Martyrs, avaient déjà fixé en traits ineffaçables cette poétique transition du paganisme expirant dans la débauche au christianisme naissant dans les fers. Sur leurs traces, des imitateurs moins heureux avaient aussi cherché dans cet antagonisme, si riche en enseignemens et en contrastes, le sujet d’une œuvre dramatique. M. Latour, venant à leur suite, a-t-il mieux fait que ses devanciers ? Nous ne le croyons pas.

D’abord, où est l’action dans le Syrien ? Marcellus, le Romain vertueux, aime