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Au fond, ces peuples s’estiment entre eux plus qu’on ne croit, et ne peuvent oublier les liens qui les unissaient jadis. Tourmentés et excités soit par les missionnaires, soit par les moines, soit par les Turcs, soit par les Européens, ils se ménagent à la manière des condottieri d’autrefois, qui livraient de grands combats sans effusion de sang. Les moines prêchent, il faut bien courir aux armes ; les missionnaires anglais déclament et paient, il faut bien se montrer vaillans ; — mais il y a au fond de tout cela doute et découragement. Chacun comprend déjà ce que veulent quelques puissances de l’Europe, divisées de but et d’intérêts et secondées par l’imprévoyance des Turcs. En suscitant des querelles dans les villages mixtes, on croit avoir prouvé la nécessité d’une entière séparation entre les deux races, autrefois unies et solidaires. Le travail qui se fait en ce moment dans le Liban sous couleur de pacification consiste à opérer l’échange des propriétés qu’ont les Druses dans les cantons chrétiens contre celles qu’ont les chrétiens dans les cantons druses. Alors plus de ces luttes intestines tant de fois exagérées ; seulement on aura deux peuples bien distincts, dont l’un sera placé peut-être sous la protection de l’Autriche, et l’autre sous celle de l’Angleterre. Il serait alors difficile que la France recouvrât l’influence qui, du temps de Louis XIV, s’étendait également sur la race druse et sur la race maronite.

Il ne m’appartient pas de me prononcer sur d’aussi graves intérêts. Je regretterai seulement de n’avoir point pris part dans le Liban à des luttes plus homériques. — Je dus bientôt quitter le prince pour me rendre sur un autre point de la montagne. Cependant la renommée de l’affaire de Bethmérie grandissait sur mon passage ; grace à l’imagination bouillante des moines italiens, ce combat contre des mûriers avait pris peu à peu les proportions d’une croisade.


GERARD DE NERVAL.