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raconta à l’empereur toutes les humiliations, tous les chagrins dont il avait été abreuvé depuis plusieurs mois, et lui dit avec l’accent de la douleur : « Votre majesté ne sait pas ce que c’est que d’avoir à se plaindre d’un fils ; c’est le plus grand malheur que l’on puisse éprouver ! » Au nombre des personnages qui étaient accourus pour offrir leurs hommages aux vieux souverains, il y en avait un qui attirait tous les regards, moins encore par sa bonne mine que par les vicissitudes de sa destinée : c’était le prince de la Paix. A la vue de ce favori si aimé, Charles IV et la reine ne purent retenir leurs sanglots et se jetèrent dans ses bras. C’eût été une scène touchante, si l’objet d’une si vive tendresse en eût été plus digne. Le 1er mai, les souverains allèrent dîner au château de Marac. Le prince de la Paix les accompagnait ; mais, n’avant point été invité, il n’avait pu prendre place à la table impériale. Charles IV se tourna d’un air tout contristé vers l’empereur et lui dit : « Et Manuel, sire, Godoy… » Napoléon ne put réprimer un sourire et donna l’ordre qu’on fît entrer le prince[1].

La fortune semble fournir à Godoy une occasion de racheter toutes ses fautes. Supérieur à la haine qu’il ressent pour Ferdinand, noblement inspiré par les malheurs de sa patrie, aura-t-il le courage de dire au vieux roi « Sire, votre règne est fini, vous ne pouvez plus faire le bonheur et le salut de l’Espagne ; mais vous avez des fils : leurs droits sont aussi sacrés que les vôtres. L’empereur ne veut vous rendre la couronne que pour vous forcer à la lui abandonner ; cette couronne, vous n’avez pas le droit de la céder ; vous n’en êtes point le maître, vous n’en êtes que le dépositaire. Ne flétrissez point vos cheveux blancs en vous faisant l’instrument de la ruine de votre maison ; laissez à l’empereur tout l’odieux d’une spoliation qui attirera sur sa tête la réprobation du monde. » Ce mâle et noble langage, Godoy ne le tiendra pas. Il arrive poursuivi par les malédictions de l’Espagne entière, le cœur plein de ressentiment et de fiel, et rendant à tous ses ennemis, princes, courtisans et peuple, haine pour haine et vengeance pour vengeance. Il vit, il est libre ; c’est l’empereur qui l’a tiré des mains de ses geôliers ; sa haine contre Ferdinand se cache sous le masque de la reconnaissance qui l’enchaîne à son bienfaiteur. Chaque jour il s’entretient avec ce souverain, il se livre à lui sans réserve : tout ce que lui demande le maître de la France, il s’engage à le faire. Que lui importent l’indépendance de l’Espagne et l’honneur de ses maîtres ? Ce qui est doux à son cœur, c’est que Ferdinand partage le sort de son

  1. Le roi souffrait de ses rhumatismes. Pendant le dîner, il parla beaucoup de sa passion pour la chasse, à laquelle il les attribuait. « Tous les jours, dit-il, quelque temps qu’il fit, hiver et été, je partais après avoir entendu la messe et déjeuné ; je chassais jusqu’à une heure ; je dînais, et j’y retournais immédiatement jusqu’à la chute du jour : Le soir, Manuel avait soin de me dire si les affaires allaient bien ou mal, et j’allais me coucher pour recommencer le lendemain. »