Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 18.djvu/712

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

des troupes et de l’argent pour organiser la défense du royaume, et qu’enfin leur session serait permanente. »

Dans le moment même où Charles IV découronnait son fils et frappait dans sa personne sa maison tout entière, le 2 mai, le peuple espagnol, en qui vivait encore la vieille énergie castillane, donnait à Madrid le premier signal de sa longue et sanglante lutte avec le dominateur de l’Europe. L’attitude du grand-duc de Berg et de l’ambassadeur de France, après que Ferdinand eut quitté sa capitale, et, plus que tout le reste, l’élargissement du prince de la Paix, avaient porté les esprits à un degré inoui d’exaspération. Aussi aveugle dans son aversion pour Godoy que l’était le vieux roi dans l’attachement que lui inspirait cet homme, la nation poursuivait dans le favori tombé un ministre corrompu et prévaricateur, qui, pour satisfaire à ses débauches et à sa cupidité, avait dilapidé les finances de l’état, vendu l’Espagne à la France après l’avoir vendue aux Anglais, et conduit son pays à la honte et à la ruine. Une partie de la haine qu’inspirait le protégé se tourna naturellement contre le protecteur. L’Espagnol a un sentiment naturel des grandes choses : il est fier, ardent et plein de courage ; mais, comme son esprit est inculte, il ne sait point gouverner ses nobles qualités. Sa fierté dégénère presque toujours en présomption et son ardeur en véhémence. Si un service le touche profondément, il oublie moins encore un affront reçu, et son orgueil outragé le rend implacable dans sa vengeance. L’homme qui, depuis douze ans, remplissait le monde de sa gloire, avait séduit l’imagination de ce peuple amoureux du grandiose. Avant les événemens d’Aranjuez, tous les Espagnols admiraient l’empereur. Ce n’était point de l’estime froide et raisonnée qu’ils ressentaient pour ce grand prince, c’était de l’enthousiasme. A la vue de leur jeune roi quittant sa capitale, allant, sans troupes et sans gardes, à sa rencontre, ils ne purent se défendre d’une vague inquiétude. La confiance que leur inspirait la magnanimité de Napoléon les rassura. Ils partageaient les illusions de leur prince : ils croyaient, comme lui, qu’il trouverait l’empereur à Burgos ou à Vittoria ; mais, quand ils virent le grand-duc de Berg prendre sous sa protection tous les objets de leurs mépris, Charles IV, la reine et Godoy, lorsqu’à ces causes de désenchantement vint se joindre le fardeau de l’occupation étrangère, quand enfin ils apprirent qu’au mépris de sa dignité royale, Ferdinand avait été amené jusqu’à Bayonne, et que là l’empereur, abusant de la confiance que lui avait montrée le jeune prince, avait osé attenter à ses droits souverains et à la liberté de sa personne, la réaction fut soudaine et terrible. En un moment, la haine contre la France envahit tous les cœurs. D’autant plus ulcérée qu’elle s’est abusée, la nation espagnole prend en exécration ce même homme qu’elle admirait si franchement peu de jours auparavant. Partout se manifeste cette agitation