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J’avoue que je ne comprends pas trop comment il y aurait encore des poètes, s’il n’y avait personne pour les lire et pour les goûter. La production suppose la consommation, c’est un argument que notre siècle de calcul peut comprendre parfaitement. La meilleure réponse à faire ici serait d’ouvrir le Manuel de la librairie et de compter combien les Méditations, par exemple, ont eu d’éditions en France (sans parler des contrefaçons de l’étranger). Il faudrait ensuite comparer à cet égard le temps passé au temps présent, et je crois que cette comparaison tournerait à l’honneur de nos contemporains ; car je ne suppose pas qu’aujourd’hui plus qu’autrefois on achète les livres pour ne les lire jamais.

Je crois, donc que le nombre des lecteurs sérieux, loin de diminuer, a augmenté, et il serait peut-être difficile de supposer qu’il en puisse être autrement. Le jeu des grandes passions qui décident du sort des empires, c’était là jadis le sujet ordinaire de la poésie élevée. La poésie actuelle, plus personnelle, plus familière, plus intime, doit nous toucher davantage : moins élevée à quelques égards, elle est d’un usage plus journalier. Quand l’ennui nous pèse ou que le chagrin nous pénètre, nous saisissons volontiers un de ces poètes, qui, en chantant leurs douleurs, ont préparé d’avance une consolation à nos chagrins ; les beaux vers poétisent nos propres sentimens, et, tandis qu’ils leur fournissent une harmonieuse expression, nos vulgaires chagrins se transforment, et à l’ennui brutal et grossier succède une tristesse sans amertume, une délicieuse mélancolie. Sans doute la pensée s’élève et se fortifie en lisant le Cid et Athalie ; mais elle se berce et se calme en lisant les Harmonies et les Méditations. Ces chants divins, pénétrant dans l’ame, s’identifient avec elle et deviennent le langage qui lui sert à exprimer ses tristesses et ses ennuis.

D’ailleurs, même chez les poètes inférieurs, cette poésie personnelle offre presque toujours quelque intérêt. Il faut une puissance bien rare, une imagination bien souple, pour être tour à tour Rodrigue et Chimène, Alceste et Célimène, Athalie et Petit-Jean ; mais un poète lyrique, pour être vrai et ému, n’a qu’à se laisser aller à ses impressions la conscience dicte et le poète écrit. Quand on parle de soi et de ses sensations, le sujet n’est jamais stérile ; c’est un thème que l’amour-propre trouve toujours moyen de féconder. Le poète est le héros du poème, et il faudrait qu’il fût bien froid pour ne point se passionner pour son héros. Morellet raconte qu’il trouva un jour Mme Geoffrin en tête à tête depuis une heure avec un personnage ennuyeux : « Vous devez être bien excédée, lui dit-il quand l’importun fut sorti. — Non, je l’ai fait parler de lui, et, en parlant de soi, on parle toujours avec quelque intérêt, même pour les autres. » C’est pour cela sans doute qu’il y a si peu de mémoires ennuyeux, et c’est pour la même raison