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des progrès rapides qui s’opéraient dans la société française. C’est ainsi que se renouvela au XVIIIe siècle ce qui s’était vu dans l’antiquité, quand le génie égyptien, si étudié, si admiré par la Grèce, pâlit complètement devant le génie hellénique une fois émancipé. Comparons les leçons qu’offrait la Grande-Bretagne à celles que donnaient des philosophes français qui vivaient sous le régime du bon plaisir. D’un côté du détroit, on trouvait admissible, comme on le trouve encore aujourd’hui, qu’il y eût des Normands et des Saxons, deux castes, des prérogatives, une religion dominante et jalouse ; de l’autre côté, on demandait qu’il n’y eût plus ni religion d’état, ni distinction entre Francs et Gaulois, ni privilèges, ni inégalités sociales. D’un côté, une loi avait pour seule justification l’utilité ou l’expérience ; de l’autre, on demandait que le principe des droits et celui des devoirs fussent la double source de toute loi. Dans la Grande-Bretagne, pays d’aristocratie marchande, on recherchait l’alliance des traditions et des intérêts, l’accord des vieilles formes et des innovations avantageuses, et l’on stipulait avant tout en faveur des Anglais. Sur le continent, les philosophes et les publicistes les plus admirés étaient ceux qui ne voulaient des vieilles formes et des traditions qu’à condition qu’elles ne choqueraient aucunement les principes du droit naturel et qui stipulaient surtout en faveur du genre humain. Quelle différence ! Aussi ne nous étonnons pas du caractère tout particulier que revêtit la révolution française dès son début, ni de la distance énorme qu’il y a entre la déclaration des droits de l’homme et le bill des droits. Je n’examine en détail ni l’un ni l’autre de ces actes ; pourtant ce qu’il y a de sûr, c’est que le premier n’a que les proportions d’une mesure locale, et que le dernier fut une sorte de proclamation jetée aux nations civilisées.

Cette manière d’apprécier le XVIIIe siècle n’est pas, nous en convenons, celle de M. de Tocqueville. Les doctrines de cette époque lui paraissent être l’expression d’une impiété successivement libertine, moqueuse, dogmatique, et, à son sens, elles ont fini « par conduire de concert les hommes à cet affaiblissement moral qui est le prélude et le symptôme de la chute des empires. » Il est d’avis « qu’elles ont matérialisé l’ame et développé un égoïsme dont les conséquences furent de grandes catastrophes. » Et pourtant, si l’on pèse froidement les choses, cela est-il exact ? L’histoire même de ces derniers temps ne donne-t-elle pas un démenti formel à de pareilles assertions ? Ne met-elle pas M. de Tocqueville en contradiction avec lui-même ? Est-ce justice aujourd’hui de ne voir que des trompettes d’impiété dans les hommes qui, au milieu de périls sans nombre, ont jeté les fondemens sur lesquels s’est assise la constituante ? ou plutôt n’est-ce pas là, sinon une grande injustice, du moins un grand malentendu ? Il y a deux cents ans, quelques hommes appelaient sérieusement Pascal un tison d’enfer. Nous craignons que M. de Tocqueville n’ait donné dans le même travers au sujet de l’école philosophique du XVIIIe siècle. Il se peut qu’il y ait eu dans ses rangs des extravagans et des impies, des hommes qui ne savaient que détruire et n’étaient pas dignes d’elle ; mais ce qui doit faire pardonner ses excès, ce qui surtout légitime ses efforts, c’est qu’après avoir renversé et foulé aux pieds les vieilles croyances, les vieux préjugés, les vieilles erreurs, la philosophie arriva au but même que le christianisme avait montré aux hommes : les résultats et les principes étaient les mêmes ; c’était là pour les penseurs du XVIIIe siècle une grande justification. Il y avait chez eux non-seulement de l’énergie, de la fougue, une rare persévérance ; il y avait aussi une foi profonde dans la justice de leur cause,