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deux péninsules ne revendiqueraient rien. Ainsi les réserves de la civilisation, au lieu d’être en assez grande masse pour produire l’inondation qu’on a prédite inconsidérément, sont effrayantes de modicité. A 3 hectolitres par tête, l’Irlande, depuis que les pommes de terre lui font défaut, absorberait, si elle se nourrissait de froment, plus que la totalité de cet excédant. Aussi, on l’a bien vu cette année, il a fallu, pour subvenir à la pénurie qu’éprouvait l’Europe, pour l’empêcher de mourir de faim, que les prix s’élevassent au point de justifier les frais de transport de blés qu’autrement on n’aurait jamais songé à faire paraître sur nos marchés. Il a fallu qu’au lieu de blé on fît venir du maïs, qui n’a pas toujours résisté aux épreuves de la traversée, et qu’on a dû payer un prix exorbitant. Abstraction faite même de la disette actuelle, et dans la supposition qu’un miracle de la bonté divine guérisse tout d’un coup la maladie de la pomme de terre, on verra un peu plus loin que l’excédant de 8 à 9 millions d’hectolitres tout entier serait dévoré désormais par une seule des nations de l’Europe occidentale.


V.

Tous les argumens qui recommandent la libre entrée des céréales militent à plus forte raison en faveur de la libre introduction du bétail. La France ne produit de viande qu’en insuffisante quantité, et, ce qui est plus grave, elle semble en avoir de moins en moins. Tous les relevés fiscaux constatent qu’à Paris, en 1789, la consommation de la viande était par tête de moitié plus forte qu’aujourd’hui, que depuis lors la diminution a été à peu près continue dans cette capitale. L’ensemble des villes à octroi subit un abaissement pareil. On estime qu’en moyenne la ration de viande d’un Français n’est que le tiers de celle d’un Anglais, le cinquième ou le sixième de celle d’un Américain du nord. Soit qu’on essaie de se rendre compte du nombre de cuirs livrés à la tannerie, soit qu’on s’informe auprès des syndicats des bouchers de l’âge moyen des bêtes livrées à la consommation, la même conclusion revient toujours : nous sommes, sous ce rapport, dans une affligeante pénurie. Et cependant, la science de l’hygiène l’a de plus en plus démontré, la viande est le plus substantiel des alimens. Elle est nécessaire à l’homme qui travaille, afin qu’il rende tout son effet utile. Lorsqu’une population est privée de viande, elle dépérit : la force musculaire s’amortit, la taille se raccourcit ; les hommes sont dans l’atelier des travailleurs ; médiocres, partout où il faut de la vigueur ; à la guerre, la fatigue les écrase, et la maladie fait plus de ravages que le fer, ou le feu de l’ennemi. Nos régimens, décimés à Alger, ne le montrent que trop. L’introduction d’une certaine proportion de viande dans le régime quotidien des masses populaires est réclamée par les plus simples sentimens