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forme poétique, donnent le droit de se passer des qualités inhérentes à l’esprit français, et qui, importantes partout, sont indispensables au théâtre ? Parce qu’un écrivain aura mis dans son ouvrage quelques idées généreuses, quelques vers sonores, quelques moralités utiles, lui sera-t-il permis de dédaigner ou d’omettre ce qui est l’essence du drame, le mouvement, la logique, la clarté surtout, la clarté, cette vie de l’intelligence ? Non, sans doute. Que le poète élégiaque, le lyrique, le romancier même, s’égarent parfois dans le mystérieux méandre de leurs pensées, ou jettent çà et là à l’horizon la brume de leur rêverie, cette licence n’est pas sans excuse, quoiqu’elle ne soit pas sans danger ; mais le poète dramatique ! je le comparerai volontiers à un intendant forcé de rendre, à chaque instant, ses comptes à ce maître exigeant qu’on appelle le public. Il faut que chaque scène, chaque incident, chaque caractère, se pose et se déduise d’une façon si nette, qu’il s’établisse entre les personnages et l’auditoire une entente et comme une solidarité perpétuelle ; il faut que, par un secret de son art, l’auteur réussisse à faire intervenir si puissamment dans son œuvre tous ceux qui l’écoutent, que leur curiosité, leur émotion, leur sympathie, deviennent les ressorts et les rouages de cette œuvre même ; sans cela, la curiosité se fatigue, l’émotion s’affaiblit, la sympathie se glace. Plus de donnée acceptable, plus d’intérêt possible. Ennuyé de ses infructueux efforts pour comprendre et pour suivre le poète, le spectateur s’impatiente, se détourne, appelle l’air et le soleil, et finit par s’échapper de ce labyrinthe où il tourne vainement sur lui-même, sans fil, sans guide et sans flambeau.

En faisant l’éloge de la clarté, j’ai fait la critique du nouveau drame de M. Adolphe Dumas, l’École des Familles.

Je n’ai pas à revenir sur les antécédens de cette pièce : les ouvrages de l’esprit, comme les individus, ont leur vie privée, qui doit échapper au contrôle. Chercher des moyens de succès dans de prétendues persécutions qui transforment l’auteur en victime et le parterre en cour d’appel, c’est une faiblesse qu’on pardonne à l’amour-propre offensé, mais dont nous ne saurions tenir compte. On peut cependant s’arrêter un moment, et demander pourquoi tant de bruit, de récriminations et d’orages à propos d’un poète comme M. Adolphe Dumas et d’un drame comme l’École des Familles ? Il y aurait là, pour un sceptique, tout un chapitre d’histoire littéraire à écrire, plus curieux et plus amusant, à coup sûr, que la pièce dont il s’agit. Qu’a donc fait M. Adolphe Dumas pour obtenir tout à coup cet insigne honneur de voir la haute littérature (c’est l’expression officielle) persécutée et vengée dans sa personne ? Quel est le titre antérieur par lequel il a mérité qu’on fît de son nom le cri de ralliement de cette soudaine croisade contre les barbares ? Est-ce la Cité des Hommes ? est-ce le Camp des Croisés ? est-ce Mademoiselle de la Vallière ? Par quel singulier hasard, par quelle bizarre rencontre arrive-t-il que, le même jour, et à point nommé, la critique découvre des talens extraordinaires chez un homme qui n’avait su jusqu’ici ni se faire applaudir, ni se faire lire, ni se faire comprendre ? Voyez pourtant les bonnes ames ! dès qu’on n’a plus besoin de leur secours, dès qu’on a obtenu un de ces grands succès qui placent un poète hors de tutelle, à l’instant voilà tous les critiques sur le qui vive : ils vous attendent avec méfiance, ils vous observent avec malice ; ils discutent votre second ouvrage avant qu’il soit fait, et corrigent vos vers avant qu’ils soient écrits ; mais le faible, l’opprimé,