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M. Adolphe Dumas, à troubler de si doux songes, à attrister cette muse qui se croit sincèrement révélatrice et inspirée, s’il ne s’était agi que de signaler les défauts de l’École des Familles, et d’ajouter qu’il n’y a rien de changé dans la littérature française, qu’il n’y a qu’un mauvais drame de plus ? Dans cet épisode à demi oublié déjà, ce qui est piquant, ce qui mérite l’attention, ce qui doit échapper à l’oubli, ce n’est pas l’œuvre elle-même, c’est l’amusement que se sont donné à ce propos les critiques et les amis. Voilà ce qu’il importait de relever comme un nouveau symptôme des tendances de la critique actuelle. Elle est arrivée à un tel état de satiété, de scepticisme et d’ennui, que pour elle les questions d’art et de goût ne sont plus que jeux d’esprit, matières à paradoxes, parti pris de blâme ou d’éloge. Se divertir à plaider indifféremment le vrai et le faux, le juste et l’injuste, n’est-ce pas le fait des avocats qui ne croient pas à leur cause ? Prescrire indistinctement tous les régimes, se prêter à toutes les fantaisies, n’est-ce pas le fait des médecins qui désespèrent de leur malade ? C’est ainsi pourtant que s’altère et que s’amoindrit chaque jour l’autorité de cette magistrature de l’art qui devrait rendre des arrêts, et qui aime mieux échanger des complaisances ou soutenir des gageures. Vous dites que vous prenez parti pour un homme littéraire, pour une pièce littéraire, et, au moment où vous affichez cette prétention réparatrice, vous faites l’œuvre la moins littéraire qui soit au monde : vous louez bruyamment ce dont vous vous moquez au fond de l’ame.

Si l’École des Familles était un drame d’une valeur réelle, si ce devait être là notre littérature, mieux vaudrait dire : Les dieux s’en vont ! et passer du côté des trafiquans de prose ; avec ceux-là, du moins, on sait à quoi s’en tenir ; ils vont droit au but et ne donnent le change à personne. Heureusement il n’en est pas ainsi. Le pays qui a produit Candide et Gil Blas, la langue qu’ont parlée Molière et Voltaire, la littérature qui doit à sa netteté incomparable son influence universelle, n’auront jamais à craindre un pareil danger. Sans doute il existe dans l’art quelque chose de plus élevé que ces qualités un peu bourgeoises qui consistent à rester clair, à retracer exactement chaque côté de la vérité humaine, sans en dégager cet idéal vers lequel tendent les imaginations poétiques ; il existe des dons précieux de distinction et de fantaisie que nous préférons à l’habileté de la mise en scène ; mais qu’y a-t-il de commun entre ces délicatesses de l’esprit et ces drames à l’orgueilleuse allure, soufflant dans des porte-voix qui embrouillent les mots en grossissant les sons, et hissés sur des échasses qui arrêtent la marche en haussant la taille ? Le devoir de la critique est de protester contre l’invasion de cette poésie bâtarde qui ne sait ni atteindre à l’idéal, ni demeurer dans le vrai, et qui, si on lui cédait la place, ferait ressembler les productions contemporaines à des ouvrages allemands traduits en mauvais français.

Au reste, le public ne se laisse pas prendre long-temps à de pareils leurres. Il oublie ce simulacre de réhabilitation littéraire qui se débat dans la solitude pour aller en foule, cent pas plus loin, applaudir un grand acteur, élevant jusqu’aux vraies conditions de l’art les vulgarités d’un mélodrame ; car il est bien difficile de donner un autre nom au Chiffonnier de Paris. Ce n’est point parce que M. Pyat a cherché son héros dans les plus basses régions de la vie populaire que nous refusons de souscrire aux panégyriques superbes qu’on lui a prodigués. Non ; l’observation, la poésie, le génie dramatique, peuvent