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ils savent la valeur d’une interjection, et combien rapporte une lettre. Qu’est-ce qu’une pensée pour eux ? Une matière banale, qui peut s’étendre, s’allonger, se dévider, comme la soie ou la laine, et fournir une somme ronde. Pensée, messagère de l’infini, toi par qui nous triomphons de la matière, voilà comme ils traiteraient, si tu ne t’éloignais d’eux, les rayons sacrés dont tu illumines le front de l’homme ! Je cherche aux plus mauvaises époques de l’histoire littéraire, j’interroge les sociétés les plus corrompues, et je ne trouve rien qui se puisse comparer à de tels sacrilèges. Diderot a peint dans le Neveu de Rameau les hontes secrètes de la littérature de son temps, Voltaire a poussé souvent des cris de douleur en pensant aux indignités qui déshonoraient les lettres et à cette cohue d’écrivains sans mission que la faim poussait au mal ; mais, encore une fois, cela ne sortait pas des ténèbres inférieures. Je rencontre pourtant chez un critique du XVIIe siècle cette page bizarre, dont quelques traits s’appliquent avec une précision rigoureuse à nos misères présentes. Regardez attentivement ce portrait de La Bruyère : « Ascagne est statuaire, Hégion fondeur, Eschine foulon, et Cydias bel esprit ; c’est sa profession. Il a une enseigne, un atelier, des ouvrages de commande et des compagnons qui travaillent sous lui : il ne vous saurait rendre de plus d’un mois les stances qu’il vous a promises, s’il ne manque de parole à Dosithée, qui l’a engagé à faire une élégie : une idylle est sur le métier ; c’est pour Crantor, qui le presse, et qui lui laisse espérer un riche salaire. Prose, vers, que voulez-vous ?… entrez dans mon magasin, il y a à choisir. » Vous retrouvez bien ici quelques traits de nos grands hommes ; mais aussi que de différences ! Ce Cydias, ce bel esprit, c’est un innocent faiseur de stances et d’idylles. Il a un atelier, je le veux bien, il a des compagnons, et Crantor lui donne un riche salaire : voyez pourtant combien il est modeste en ses prétentions ! Un mois pour une élégie ! Chez nous, il ne s’agit pas de ces petites choses, de ces bagatelles mondaines écrites pour des ruelles et fournies innocemment comme des dragées ou des pastilles. Ce qui est en question, ce qui est en péril, c’est la littérature même dans son développement le plus élevé, c’est l’imagination et la poésie dans leurs œuvres les plus sérieuses. Crantor n’est plus un grand seigneur vaniteux ou un financier ridicule qui commande et paie des sonnets à un bel esprit de profession ; Crantor est un spéculateur qui afferme les écrivains célèbres. Oui, il les afferme, et faut-il ajouter pourquoi ? Pour faire de ces écrivains ainsi achetés des appâts, des enseignes pour le public glouton !

Répétons-le toutefois, quand de telles misères se produisent ouvertement, ce n’est jamais la faute d’un seul homme. N’accusons ni celui-ci, ni celui-là ; presque personne n’est tout-à-fait innocent. Il s’en faut bien par exemple, nous le répétons, que la critique ait toujours rempli