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au génie insouciant de notre La Fontaine, génie si original par l’exécution, mais qui ne s’est jamais donné la peine d’inventer ce qu’il créait. Ce qu’offre de plus piquant la généalogie du conte que j’ai cité tout à l’heure, c’est qu’à moitié chemin entre l’Inde et la France, il a été recueilli et placé dans une pieuse légende par un saint. Saint Jean de Damas, qui a écrit au viie siècle, sous le nom d’Histoire de Barlaam et Josaphat, un roman dévot souvent reproduit au moyen-âge, y a inséré le vieux récit que devait rajeunir La Fontaine. Seulement, au lieu de dire au jeune homme que les êtres qui lui ont tant plu sont des oies, le vieillard qu’il interroge lui dit que ce sont des diables, ce qui, de la part de l’auteur, est tout à la fois plus édifiant, plus poli et plus vrai. Cette réponse est aussi plus semblable à celle que le père fait à son fils dans le Ramayana. La comparaison des femmes aux mauvais génies, aux démons, c’est l’idée primitive, l’idée orientale ; les oies sont la parodie.

Si, laissant de côté la question des remaniemens divers qu’a pu subir la tradition qui est la base du Ramayana, on veut déterminer à quelle époque elle a pris la forme poétique sous laquelle elle nous apparaît aujourd’hui dans le poème indien ; si, en un mot, on prétend fixer la date de la rédaction définitive de ce poème, on est rejeté vers une assez haute antiquité, vers une époque antérieure, d’une part, à la naissance du bouddhisme, qui ne se montre pas encore dans le Ramayana[1], et de l’autre à l’usage où sont depuis long-temps les veuves indiennes de se brûler avec le corps de leurs maris, usage dont il n’est point fait mention dans l’antique poème. Or, cette coutume cruelle était déjà en vigueur, et probablement depuis long-temps, à l’époque d’Alexandre, et, comme l’établissement du bouddhisme remonte pour le moins au vie siècle avant l’ère chrétienne, voilà la date du Ramayana reculée jusqu’au-delà de cette époque. Les plus modérés s’accordent à reporter la composition du poème indien au xe siècle avant notre ère : M. Gorresio va jusqu’au xiiie. C’est, dans tous les cas, une antiquité fort respectable, et un monument de cette étendue, conservé soigneusement par l’admiration continue des générations et des siècles, présentant l’image des mœurs, des sentimens, de la civilisation de l’Inde à cette date lointaine, un tel monument est digne, on en conviendra, de fixer l’attention de ceux qui veulent connaître l’humanité sous toutes ses faces et à tous ses âges, sans parler de l’art et de la poésie, intéressés l’un et l’autre à l’étude de cette Iliade colossale dont l’Homère s’appelle Valmiki.

On n’en sait pas plus sur l’Homère indien que sur l’Homère grec ; on

  1. Un seul vers dans tout le poème fait allusion au bouddhisme ; ce vers est rejeté par Schlegel. Si le bouddhisme eût existé au temps où le Ramayana a été composé, il n’en serait pas question dans un endroit seulement du poème.