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dans l’Inde au temps de Valmiki que dans la Grèce et l’Asie mineure au temps d’Homère. Troie est une manière de bicoque en comparaison de la ville d’Ayodia. Valmiki la dépeint remplie de jardins, ayant même ses boulevards plantés[1] ; il mentionne les places publiques ornées de fontaines, les rues encombrées par les chars, les chevaux, les éléphans. On répand l’eau dans ces rues pour abattre la poussière ; les jours de fête, on illumine avec des fanaux en forme d’arbres[2]. Dans plusieurs endroits du poème, il est question de rochers percés, de forêts abattues pour la construction des routes, de digues élevées, de canaux creusés. Le roi a son conseil des ministres, composé mi-partie de brahmanes et mi-partie de laïques. L’interdiction de la nourriture animale, interdiction qui aujourd’hui même est loin d’être aussi générale qu’on le croit, n’existe pas encore dans le Ramayana ; enfin, ce qui est d’un libéralisme plus remarquable, le roi invite à un sacrifice solennel les hommes des quatre castes, en y comprenant ceux de la dernière, les soudras, si méprisés de nos jours, et dans l’ancienne législation de Manou si constamment séparés des trois castes supérieures.

Les sentimens ont une noblesse et souvent une délicatesse qui étonnent, et rappellent plutôt les siècles de la chevalerie que l’âge héroïque de la Grèce. Rama pousse si loin le respect pour les femmes, qu’il étend même ce sentiment à une affreuse géante. « Je ne puis me décider à la tuer, dit-il, protégée qu’elle est par le droit du sexe féminin[3]. » Il est vrai qu’il se ravise ensuite et la transperce d’une flèche ; mais le droit du sexe féminin, proclamé par le divin guerrier, n’en est pas moins un fait remarquable. Sommes-nous donc au moyen-âge ? sommes-nous au xixe siècle ? Ici l’Orient touche à l’Occident, et l’antiquité aux temps modernes.

Rien ne respire une moralité plus élevée, rien n’exprime des émotions plus nobles et plus tendres que les paroles de Rama partant pour l’exil. Il n’éprouve pas la moindre irritation contre le frère qui lui est préféré ; il n’a pour lui que des sentimens d’amour. Envers son père, sa soumission et son affection sont sans bornes. « Je n’ai peur de personne, » dit-il à Sita, qui voudrait le détourner de l’obéissance aux volontés paternelles, « je ne craindrais pas Brahma lui-même ; mais, ô ma belle épouse ! je ne puis transgresser la loi qu’observent les hommes vertueux, comme l’océan ne peut franchir ses limites. » Dans cette crise de la destinée de Rama, tous les sentimens naturels se manifestent par les effusions les plus touchantes ; mais au-dessus de tous plane le sentiment filial. « Après l’observance des devoirs religieux,

  1. « Ingentium arborum ordinibus circuli instar circumdatam. » Schlegel, liv. I. V.12.
  2. Gorresio, l. II, v, p. 225.
  3. Schlegel, xxviii, 11. Cette délicatesse de sentiment ne se trouve pas dans la rédaction suivie par M. Gorresio. C’est peut-être encore un signe d’antériorité.