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succès pourrait se continuer et même s’accroître. Il a donc choisi une nouvelle héroïne vulgaire, et s’est mis à parler à sa place. Ce n’est plus, comme dans la Déportée, une vraie servante qui dicte ses souvenirs, c’est un déclamateur qui prêche ; c’est lui qui « prose, » ainsi s’exprimait ce bon Mathurin Régnier, ainsi les Anglais désignent encore la pâteuse diction, contraire à l’idéal et à l’art, le style sans originalité, sans verve, sans force, que nous croyons naturel quand il est plat et dont l’Europe est inondée aujourd’hui.

La naïveté des sensations, la vérité des émotions, s’effacent sous ces plumes privées de pointe comme de tranchant, de facilité autant que de concision. Le métier, et quel métier ! prend la place de tous les mérites ; la lourde navette parcourt avec une rapidité mécanique la trame tissue par l’artisan littéraire. Il croit avoir assez fait s’il a prêté son ministère à un homme du peuple ; du sens moral ou de la vérité pas un mot. Tantôt il fait prêcher la vivandière au profit de sa petite église, tantôt le banqueroutier frauduleux avoue ses manœuvres, le faussaire redit ses opérations ou le déserteur raconte ses périls. Le héros ne manque jamais d’être ce qu’on nomme un prolétaire ; de même entre 1710 et 1780 tout le monde publiait les Mémoires du marquis de *** ; aujourd’hui ce sont les Mémoires d’un homme de peine et les Esquisses sentimentales du Tailleur qu’on estime et qu’on lit. Cette œuvre s’opère sans inspiration et sans amour, comme une œuvre stéréotype ; il y a des recettes que ne manquent jamais d’employer les romanciers biographes ; les exclamations sur le remords, les pages consacrées aux souvenirs de la jeunesse et au doux écho de nos premières émotions voyagent d’une de ces confessions à l’autre et servent également aux mémoires de Zamba le nègre, à ceux du Mormonite américain, à ceux de Marie-Anne Wellington.

Jusqu’ici l’élément démocratique n’a pas trouvé son expression ; je l’ai dit, la littérature du bon sens ferme et de la passion naïve, seule littérature vraiment « populaire, » n’est pas née. On emprunte encore au vieux répertoire, au vieux roman et au vieux drame, leurs couleurs vagues, leur papotage, leur lieu-commun, leur prose filandreuse et sans caractère. Les symptômes de mort intellectuelle nous envahissent, laissant fleurir, oasis rares et isolés, les domaines de Carlyle en Angleterre, de Heine pour l’Allemagne et d’Emerson en Amérique. Les nombreux écrivains falsificateurs dont je m’occupe unissent à bien d’autres mérites l’hypocrisie ; ils ont un penchant prononcé pour la moralité de nourrice ; — c’est d’une moralité supérieure que nous avons besoin, de talens simples, puissans et graves. Nul d’entre eux ne prend le beau rôle de moraliste et de biographe populaire ! pas un n’essaie de retremper dans les dernières et les plus profondes couches de son organisme cette société affaissée, irritée et détendue, de rendre l’énergie et la souplesse à ses fibres malades.