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et pittoresque, il est bien évident qu’elle a employé un tout autre procédé. Je comparerais volontiers les épithètes dont les héros d’Homère et de nos vieux poètes marchent toujours affublés aux plumes et aux pendans d’oreilles dont se parent les sauvages. Si on dit que c’est un art dans l’enfance qui use de tels moyens, on a raison ; mais si on prétend que ces moyens enfantins, qui sont d’accord avec le ton général, ne méritent pas considération, et n’ont pas, à leur place, un certain charme, on se trompe certainement.

C’est à la langue du XIIIe siècle que je me suis généralement conformé dans cette traduction. Il est de fait qu’elle se prête facilement à suivre la pensée homérique, à tel point qu’il m’a été possible de rendre l’original vers pour vers. Cela même est peu : dans chaque vers, j’ai conservé les détails caractéristiques de la phrase, les épithètes courantes, et généralement aussi la marche de la période. Je ne sais pas si un pareil travail pourrait réussir dans le français moderne : il est trop peu souple et flexible pour accompagner la libre allure de la langue archaïque d’Homère ; mais parvînt-on à triompher de ces difficultés, on n’aurait encore que la plus infidèle des traductions, car qu’y a-t-il de plus étranger à la pensée primitive que le vêtement moderne ?

C’est surtout à rendre avec rapidité et légèreté les détails de récit et de conversation qu’excelle le français ancien, détails insupportables en vers s’ils s’avancent avec des articles, des particules et des conjonctions ; lourdes béquilles dont le langage moderne ne sait pas se passer. Aussi la langue poétique moderne est peu habile à raconter, et, par une coïncidence qui n’a rien d’étrange, à mesure qu’elle perdait ses qualités narratives, la poésie de son côté se transformait et s’idéalisait de jour en jour davantage. Le côté lyrique prenait le dessus, et ce qui lui plaisait surtout, c’était non plus de chanter la colère d’Achille ou bien les combats et le héros troyen, mais de rêver et de faire rêver aux choses infinies, heureuse d’en saisir une couleur et d’en retracer une ombre. Aussi, quand la poésie moderne veut raconter, elle change de ton, et c’est surtout à force d’esprit et de finesse qu’elle se tire des longs récits, comme on le voit dans Voltaire et dans Byron. La poésie primitive n’y met pas tant de façons ; grace à une langue plus maniable et plus svelte, grace à ces épithètes avec lesquelles elle emplit l’oreille et l’imagination, elle peut sans effort raconter les hauts faits d’Achille et de Roland. Au sortir de l’enfance, on aime surtout les grands coups de lance dont Homère est si prodigue ; plus tard, la poésie rêveuse saisit l’imagination ; plus tard encore, on reprend intérêt à la poésie primitive, sorte d’histoire dont rien ne peut tenir lieu, et, non sans charme, on écoute cette musique qui nous arrive d’un passé lointain.

La langue du XIIIe siècle fut européenne, car ce n’est pas du siècle de Louis XIV que date la faveur dont le français a joui parmi les nations