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mauvaise. D’abord remarquons que pour cette question encore se présente la même absurdité qui existe au sujet de la prétendue distinction des rimes féminines et masculines. De même que dans la tragédie anglaise la prédiction des sorcières s’accomplit dans les mots, mais trompe l’espérance de celui qui les avait consultées, de même notre règle moderne de l’hiatus tient parole à l’œil, mais déçoit l’oreille. Ainsi ce vers de Racine :

Rendre docile au frein un coursier indompté


passe pour correct à cause de l’r qui termine le mot coursier ; mais cet r ne se prononce pas, la rencontre n’est sauvée que pour l’œil, et, si l’hiatus doit être banni de la versification, on voit que Racine a péché contre la règle. Même remarque pour ce vers de La Fontaine :

Le loup en fait sa cour, daube au coucher du roi.


Le p dans loup est muet, et cependant on admet que la règle de l’hiatus n’est pas violée. On conviendra, après ces exemples qu’on pourrait multiplier à l’infini, que l’hiatus existe même dans notre poésie moderne, mais qu’il y est soumis aux conditions les plus bizarres, à celles qui résultent de l’orthographe, non de la prononciation. Et, comme le remarque M. Quicherat dans son Traité de Versification, pour rendre harmonieux ces deux désagréables vers de La Fontaine :

Quand l’absurde est outré, l’on lui fait trop d’honneur…
Une vache était là, l’on l’appelle, elle vient,


il suffit de supprimer l' ajouté devant on et de rétablir l’hiatus

Quand l’absurde est outré, on lui fait trop d’honneur…
Une vache était là, on l’appelle, elle vient.


Au reste, Voltaire, dans sa Correspondance, a jugé avec goût et avec son indépendance habituelle de tout préjugé cette question de l’hiatus ; et il en a signalé les inconséquences, faisant remarquer que l’hiatus existe dans le corps des mots. Si la langue craignait la rencontre des voyelles et si l’oreille française s’était habituée au genre d’euphonie qui résulte de l’intercalation constante des consonnes, il eût été raisonnable de suivre en ceci l’analogie et de ne pas permettre que les sous concourussent autrement dans le vers ; mais, bien loin qu’il en soit ainsi, le français affectionne l’accumulation des voyelles, non-seulement deux à deux, mais même trois à trois. Ainsi tuer, tua, tuons, louer ; loua, louons, louant, haïr, créer, créance, effrayer, effroyable, etc., montrent que l’hiatus se présente sans cesse. En cet état, s’il y avait une règle à faire, c’était non de le bannir, mais de le prescrire. Cependant, à vrai dire, il n’y avait d’autre précepte à donner que celui