Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 19.djvu/257

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Après ces belles théories, l’auteur examine tour à tour le patriotisme de chaque pars. Il cherche quel est ce sentiment en Angleterre, en Amérique, en Allemagne, en France. Ici nous ne sommes guère plus épargnés que les autres. Notre patriotisme, on veut bien le reconnaître, est plein d’idées : c’est le souvenir de la révolution, c’est la conscience de notre mission civilisatrice ; mais, sachons-le bien, la révolution n’a presque rien fait. Gardons-nous de croire qu’elle ait atteint l’idéal du monde nouveau ; elle ne l’a même pas entrevu. Deux choses surtout, selon M. Arnold Ruge, sont complètement antipathiques aux principes qu’il prêche : c’est, d’une part, la religion ou la morale, de l’autre, le sentiment de la patrie. La morale oblige en effet, et la patrie n’oblige pas moins ; or, nous savons ce que M. Ruge pense de toute obligation, et comment il apprécie ce que le vulgaire honore sous le nom de sacrifice. La morale veut des cœurs purs, la patrie veut des héros ; c’est pour cela que la morale et la patrie sont hostiles aux principes de la vraie liberté. Eh bien ! que représentent les deux principales figures de la révolution, Robespierre et Bonaparte ? Précisément ces deux fléaux de l’ancien ordre de choses, la morale et l’héroïsme. Un moine et un capitaine, voilà ce qu’a produit la révolution française ! Vraiment, cette doctrine est originale, et l’auteur doit bien mépriser tous nos historiens. Ni M. Mignet ni M. Thiers n’avaient soupçonné cela. Quant à M. de Lamartine, bien que M. Ruge invoque le patronage de ses vers, je doute qu’il trouve grace désormais devant ce hardi métaphysicien de la révolution. Et nous qui pensions en toute candeur que M. Ruge venait mettre au service de la France sa plume et son talent ! On l’a vu, nous n’acceptions pas le sacrifice de l’Allemagne, nous le repoussions discrètement, nous disions à M. Arnold Ruge : Prenez garde de trop aimer la France, de renier votre patrie, vos maîtres, vos amis ! Quelle n’était pas notre erreur ! Au moment où M. Ruge désavouait l’Allemagne et proclamait que Paris tenait dans ses mains les destinées de l’avenir, à ce moment-là même il jugeait notre gloire avec toutes les subtilités baroques de la moderne scolastique allemande.

Que va-t-il substituer pourtant à ce sentiment de la patrie, quand il l’aura détruit, comme il l’espère bien, au fond de la conscience humaine ? Un autre sentiment, un autre amour, qui n’a pas encore de nom dans les langues bien faites et que M. Ruge appelle humanismus. Ce n’est pas l’amour du genre humain, ce n’est pas le dogme sublime de la fraternité, notions trop abstraites pour la jeune école hégélienne ; qu’est-ce donc ? C’est l’humanismus. Je crois me souvenir que le spirituel auteur de Dupont et Durand a trouvé pour cette idée nouvelle un terme parfaitement approprié, une dénomination adéquate, comme dirait M. Ruge. On se rappelle l’enthousiasme de Dupont quand il expose