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reçue il y a peu de temps, et qui est signée par l’un des hommes les plus distingués de cette école. Elle résume si nettement, elle reproduit avec une si singulière naïveté ce déplorable état des questions philosophiques, que je ne saurais me dispenser d’en citer quelques lignes. C’est un des chefs qui parle. L’auteur a bien voulu discuter amicalement mon opinion sur l’état intellectuel de son pays, et il ajoute : « Franchement, monsieur, nous autres Allemands, tout en gardant amitié à votre noble pays qui a fait 1793, nous sommes peu à peu revenus de notre admiration pour son génie progressiste. Nous savons que ni Strauss ; ni Bruno Bauer, ni Feuerbach, n’étaient possibles chez vous, malgré votre Descartes et malgré la révolution. Depuis Descartes, vous n’avez pas fait un seul petit pas en avant, mais beaucoup de pas en arrière, à gauche, à droite. Les libraires parisiens ont peur d’imprimer la traduction de Feuerbach. Aujourd’hui vous avez même peur de Descartes ; vous n’exhumez que le côté faible de son génie, sa triste et mélancolique religiosité, et vous ne comprenez pas le magnifique et héroïque athéisme qui était l’essence véritable de ce grand penseur français (c’est le philosophe allemand qui souligne lui-même cette phrase, voulant mieux insister sur son étrange découverte) ! Sans rancune, monsieur, la France est en arrière ; l’Allemagne, ayant travaillé trois siècles à absorber en elle le vieux monde fantastique de la religion et de la métaphysique, l’Allemagne, athée aujourd’hui quant à ses sommités et à ses génies culminans, ne tardera pas à réaliser les résultats de sa longue théorie. Je n’ajoute rien de plus. Je dis seulement que cette bourgeoisie allemande qui crie : Vive la constitution ! n’aura pas le loisir de se pétrifier, comme a fait la vôtre, après sa grande victoire de 1789. En outre, nos bourgeois mêmes sont très avancés quant aux idées philosophiques, c’est-à-dire athées. Ma mère et mes deux sœurs ont lu et étudié à plusieurs reprises l’ouvrage immortel de David Strauss, la Vie de Jésus. Eh bien ! la traduction de ce livre par M. Littré n’a pas été touchée par la main d’une femme française, j’en suis sûr, et les hommes de votre pays ne le comprennent pas après l’avoir lu. N’est-ce pas lamentable ?… » L’enthousiasme de l’auteur pour cette bourgeoisie athée lui fait certainement exagérer les conquêtes de son parti. Il ne faut pas trop le croire sur parole. J’accepte toutefois ce document, confirmé par tant d’écrits, par tant de symptômes manifestes, et je l’oppose au découragement de M. Arnold Ruge. Bien évidemment, M. Ruge a tort ; c’est en Allemagne, ce n’est pas chez nous qu’il ralliera des partisans.

Au-dessus de ces partis extrêmes, l’Allemagne a vu se former, qui en doute ? un grand parti constitutionnel, et c’est de ce côté que sont tous nos vieux. Il y a deux ans, quand on refusait d’y croire, nous avons signalé l’existence certaine de ce parti et fait le dénombrement de ses forces ; aujourd’hui qu’il vient de réaliser nos prévisions par une éclatante