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Et c’est ce qui nous expliquera comment le personnage dont cet acteur avait reçu son nom va paraître une fois dans un ouvrage de Molière. Pendant ce temps, l’hôtel de Bourgogne, à lui seul, après l’OEdipe de Corneille, avait donné la Clotilde et le Frédéric de Boyer, le Bélisaire de la Calprenède, l’Arie et Pétus de Gilbert, sans qu’aucun de ces fameux auteurs, qui faisaient deux ou trois tragédies par an, osât confier un ouvrage au théâtre nouveau, sans que « le premier acteur du lieu » parût avoir ressenti un nouvel accès de ce talent créateur que Lyon et Béziers avaient connu. Paris, d’ailleurs, était devenu aussi vide qu’il pouvait être. Tout ce qui suivait la cour avait pris le chemin des Pyrénées, où le principal ministre (25 juin) était allé conclure la paix, où le roi (28 juillet) allait recevoir sa femme. Ceux qui avaient des gouvernemens sur le long chemin que la cour devait parcourir étaient à leur poste, les magistrats et les financiers dans leurs châteaux, les bourgeois aux champs ; mais la joie et l’espérance animaient la population laborieuse de la ville, condamnée à n’en pas sortir. On venait d’y apprendre (14 novembre) que la paix était signée avec l’Espagne. En même temps, la rentrée du parlement, qui allait rouvrir ses audiences (24 novembre), y ramenait la nombreuse clientelle des tribunaux. Ce fut alors seulement que Molière se hasarda, plus d’un an après son installation dans la salle du Petit-Bourbon, à représenter une pièce nouvelle de son invention, non pas un grand ouvrage élaboré en vers, mais encore « un de ces petits divertissemens » où l’on voulait bien reconnaître qu’il excellait. Il ne faut pas lui donner d’ailleurs plus de mérite qu’il n’en eut dans le choix de son sujet. Déjà les comédiens italiens avaient représenté sur leur théâtre une pièce écrite en leur langue par l’abbé de Pure, et ayant pour titre les Fausses Précieuses. Que Molière n’ait pas eu besoin de copier l’abbé de Pure, comme ses ennemis le dirent, c’est ce dont nous sommes pleinement certains ; mais toujours est-il que, sur cette partie des mœurs de son temps, la première qu’il ait osé aborder, une autre moquerie avait précédé, avait encouragé la sienne.

Tous les contemporains de Molière savaient fort bien, et tous ont dit que les Précieuses ridicules avaient été représentées, pour la première fois, à Paris, le 18 novembre 1659. Le biographe de 1705 s’avisa de mettre cette pièce au nombre de celles que Molière avait rapportées de la province, et, chose incroyable, Voltaire, avec le sens délicat que nous lui connaissons, l’homme le plus capable assurément de sentir et de démontrer pourquoi un tel ouvrage n’avait pu être inspiré ou goûté ailleurs qu’à Paris, Voltaire accepta sans examen la sottise de Grimarest. Heureusement le fait contraire n’a pas besoin d’être prouvé ; il est notoire, et Lagrange et Vinot n’ont eu qu’à recueillir le souvenir public lorsqu’ils ont écrit : « En 1659, M. de Molière FIT la comédie des Précieuses ridicules. » Nous n’avons pas les mêmes motifs pour repousser deux anecdotes qui se trouvent partout au sujet des Précieuses ; l’une est celle du vieillard qui se serait écrié : « Courage, Molière, voilà la bonne comédie ! » mais elle nous a tout l’air d’avoir été faite après coup ; elle date de 1705, et, ce qui est pis, elle vient de Grimarest. Quant à celle où l’on fait figurer et même parler Ménage, d’après le Ménagiana, qui est de 1693, outre que tous les anas nous sont suspects, nous y remarquons de singulières bévues sur les personnages accessoires, qui ôtent toute autorité au récit. On y fait dire à Ménage : « J’étais à la première représentation des Précieuses ridicules. Mlle de Rambouillet y était, Mme de Grignan,