Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 19.djvu/303

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’amour divin par l’ardente langueur de ses vierges, le ciel par ses fêtes ruisselantes de lumière et de fleurs, l’enfer par ses bûchers. Zurbano, qui ne croyait pas faire de l’esthétique, avait instinctivement saisi ce côté du caractère national, lorsqu’il personnifiait l’état lésé dans un caporal et quatre hommes, aux balles desquels était livré le comptable prévaricateur ; mais on n’a pas laissé achever Zurbano. Soit violente, soit pacifique, toute réforme tentée dans le domaine du pillage administratif manquera d’ailleurs long-temps de cette sanction morale que l’opinion seule peut donner, et sans laquelle rien ne dure. On ne fera jamais comprendre à la génération bureaucratique que, dans la sourde lutte engagée, depuis tantôt vingt ans, entre la concussion et l’état., le plus voleur ce n’est pas l’état. L’employé a accepté son emploi de confiance, s’engageant, au vu et su de tous, à ne faire ni plus ni moins que ne font de père en fils ses pareils. S’il y a donc ici surprise et trahison, c’est de la part de l’état, qui savait très bien à quoi l’on s’engageait envers lui. Ainsi procède la logique batueca. Quelle hase asseoir, quel système d’administration édifier sur cette glu molle ! Deux régimes, la régence de Marie-Christine et la régence d’Espartero, s’y sont successivement engloutis.

La magistrature n’est guère moins démoralisée que les administrations fiscales, et ici le mal réside surtout dans un détestable système de procédure qui offre à l’avidité personnelle des juges un appât incessant. Malheur au riche qui, pour ses péchés, s’est engagé sur la foi du bon droit dans ce redoutable labyrinthe ! Il ne pourra plus reculer, il appartient dès ce moment corps et ame à la justice, qui dévore petit à petit l’huître et le plaideur. Malheur même au simple témoin d’un meurtre ! La justice, en guise d’instruction préliminaire, trouve le secret de l’emprisonner et de le ruiner ; puis elle cherche un peu l’assassin. Aussi le cri : « à l’assassin ! » qui, en France, précipite la foule dans la rue, fait fermer en Espagne portes et balcons.

Ce serait, du reste, s’exagérer étrangement les choses que de préjuger, au point de vue de nos habitudes d’ordre ; le résultat pratique de ces monstruosités fiscales et judiciaires. Le mal devenu chronique n’est presque plus un mal. Tout étant prévu dans ce cercle fatal de vénalités et d’extorsions, l’insouciance espagnole s’arrange en conséquence, composant avec les unes, évitant les autres, s’échappant, quand une issue s’offre, par la tangente de l’illégalité, et, au demeurant, trouvant tout au mieux dans le pire des mondes possible. L’offensé attend patiemment d’être le plus fort pour se faire justice à lui-même ; le volé qui a pu soustraire sa mésaventure à l’œil peu tutélaire de la justice rend grace à Dieu de ne s’être égaré que dans un bois ; le marchand ouvre un compte-courant aux complaisances du douanier, et le voyageur formaliste,