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à seule fin de pouvoir déclarer aux journaux, dans une lettre datée de Bayonne, qu’il attendait froidement sur la plage inhospitalière de l’étranger « le poignard de Caton, » et l’Eco de comercio, dont la bonhomie toute primitive se prêtait par excellence à ces sortes de mystifications, de répondre aussitôt que la patrie cessait d’être ingrate pour le noble exilé, qui, fort de son brevet d’émigration, rentrait bruyamment en Espagne pour être nommé au moins alguazil. Quelle charmante comédie de mœurs Moratin eût faite avec ce trait-là ! Tout ceci donne beaucoup à penser à ce pauvre Niporesas, qui écrit à un sien ami :

« A la mort du pobrecito Hablador, décédé, comme tu sais, des suites d’une hâblerie rentrée, je me demandai comment je me retournerais pour me tirer d’affaire et gagner l’amitié et la considération des miens et des étrangers. Je m’aperçus alors pour la première fois que, pour être quelque chose, il me manquait une condition essentielle, sans laquelle prétendre figurer en Espagne était chose aussi folle que de chercher à redresser notre machine politique : c’est que ni 1813, ni 1814, ni 1820, ni 1823, ni 1830, ni année aucune de mémoire d’homme ne m’avaient vu émigrer ; que dis-je ? émigrer ! je n’avais pas même fait le plus petit voyage qui pût ressembler, en n’y regardant pas de trop près, à une apparence d’émigration. Quelle espèce d’homme étais-tu donc alors, vas-tu me demander, et d’où diable sortais-tu ? Tu le vois toi-même. Pour que tu saches jusqu’où allait ma nullité, je te dirai, mais sous la foi du secret le plus rigoureux, car c’est chose assez humiliante pour qu’on la sache, je te dirai qu’aujourd’hui même je ne suis qu’un rien, un enfant, sans poil au menton, en un mot, je l’avoue à ma honte, je l’avoue les larmes aux yeux, sans précédens, ou, comme nous disons nous autres Espagnols, sans antécédens, sans vie politique aucune, et, par suite, condamné à n’avoir jamais de subséquens[1], à n’inspirer aucune confiance, à n’avoir pas un mot où m’accrocher dans le pissé peur justifier mon avenir si tant était que j’eusse un avenir, à ne pouvoir enfin fermer la bouche aux gens en disant à tout le monde : Ego ille qui quondam, moi qui jadis !

« … Je donnerais tout au monde pour un antécédent politique, pas plus gros qu’un émargement de retraité. Quelle figure vais-je faire dans ma patrie sans connaître d’autres mœurs que les siennes, sans parler d’autre langue que la castillane ? Que sera-ce de moi, simple Espagnol en Espagne ? Qui me comprendra et qui comprendrai-je ? Qui m’élira ? et si par erreur on m’élit, où prendrai-je, mon Dieu, mes citations ? Ne me rira-t-on pas au nez quand je citerai nos usages dont on n’use pas, et pour des maux espagnols des remèdes espagnols ? Quelle couleur politique auront mes discours si je n’y fais entrer ni la France, ni l’Angleterre, ni les États-Unis, ni la Belgique ? Pauvre de moi ! qui n’ai jamais mangé le pain du malheur, mais simplement celui de fine fleur de froment, et qui ne l’ai jamais arrosé de larmes, mais de triviale crême des montagnes de Paz, ou de tinto de Val de Penas, ou tout au plus de quelques coups de vin doux de Xérès ! »

  1. Je ne puis traduire que littéralement ce jeu de mots, qui ne manque pas de sel dans l’espagnol.