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l’Espagne de 1834. Le régime constitutionnel, tel qu’il est pratiqué chez nous, est le repos des sociétés en convulsion, le compromis après la lutte, la résultante de deux efforts divergeas, — peuple et royauté. Or, en Espagne, peuple et royauté étaient également inertes. Fortifier l’une, ou galvaniser l’autre par un courant de vie politique, voilà par où la réforme devait débuter. Chacun de ces expédions, en apparence contraires, tendait au même résultat. Les trois plaies de la vieille organisation espagnole, — la théocratie, le népotisme et le gaspillage bureaucratique, — n’étaient, après tout, que des formes de la décentralisation, des déviations de l’unité despotique ; le pouvoir royal ne pouvait donc s’accroître qu’aux dépens des abus. M. Zéa-Bermudès, ce grand révolutionnaire méconnu, avait trouvé un nom à la réforme ainsi comprise : le despotisme « éclairé, » le despotisme mitigé et secondé par un large système consultatif.

La théorie de M. Zéa échouant devant d’injustes préventions et faute de trouver un point d’appui suffisant dans le trône, devenu bientôt un berceau, il fallait franchement recourir à l’expédient inverse, à l’appel aux masses, à la république, avec Isabelle II. Les abus dont il s’agit ne profitant qu’à la minorité, le pouvoir eût recruté dans les masses populaires une majorité hostile à ces abus, ou, tout au moins, non intéressée à les maintenir. L’hypothèse tant de fois mise en avant d’un 93 espagnol pouvant résulter de l’admission trop brusque de l’élément plébéien aux droits politiques, cette hypothèse était souverainement absurde. D’abord, la basse classe est beaucoup plus éclairée dans la Péninsule qu’elle ne l’était il y a soixante ans, et qu’elle ne l’est encore aujourd’hui chez nous : grace à la gratuité de l’enseignement universitaire et aux privilèges attachés naguère par les mœurs à la cape trouée de l’estudiante, grace même aux couvens, dont la charité pourvoyait à la subsistance des écoliers pauvres, il est peu de familles d’artisans ou de laboureurs qui n’aient parmi leurs membres au moins un lettré. Ensuite, les excès de notre première révolution n’auraient pas, chez nos voisins, de raison d’être. Rien dans la société espagnole ne rappelle les prophétiques prémisses du jacobinisme : la royauté avilie d’un Louis XV et une aristocratie hautaine en face d’une bourgeoisie jalouse et d’un peuple où bouillait, plutôt transformé qu’épuré, le vieux sang du Jacques et du ligueur. La royauté est encore populaire en Espagne : les haineuses colères semées autour du trône par l’orgueil de Godoy, cette Pompadour faite homme, se sont effacées devant les malheurs de Ferdinand VII infant et devant les allures familières et bourgeoises de Ferdinand VII roi[1]. Comme d’ailleurs la royauté espagnole

  1. Chose étrange et qui caractérise bien cette disposition en quelque sorte innée des Espagnols à amnistier la violence : aucune malédiction n’a suivi Ferdinand dans la tombe. Ses sujets oublient les néfastes caprices du roi pour ne se rappeler que les habitudes de simplicité, l’accès facile de l’homme, et cette sinistre physionomie qui se détachera, dans les lointains historiques, une tache de sang au front, n’a gardé, dans le souvenir encore vivant des masses, qu’un reflet presque bienveillant de vulgarité picaresque et de bonhomie rusée.