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d’abord, une connaissance approfondie de la philosophie ancienne, particulièrement des écrits d’Aristote ; puis une science théologique, puisée aux sources les plus abondantes et les plus pures. La philosophie du moyen-âge n’est autre chose ; en effet, que le mélange variable et divers de ces deux élémens. À ces conditions j’en ajoute une troisième, qui ne me paraît pas moins nécessaire que les autres : c’est une critique assez forte pour peser toutes es idées au poids de la vérité, et assez libre pour dominer les controverses religieuses comme les disputes philosophiques. Je ne voudrais rien dire de trop sévère à M. de Caraman, qui est incontestablement un esprit modéré et un écrivain sincère et consciencieux ; mais je lui demanderai à lui-même s’il se croit bien sûr de réunir les trois conditions que je viens de dire. Sait-il à fond la philosophie ancienne ? Est-il un peu théologien ? A-t-il en philosophie des opinions bien arrêtées, et même, est-il tout-à-fait philosophe ? Je ne puis dissimuler mes doutes sur chacune de ces trois questions. Si M. de Caraman avait beaucoup pratiqué Aristote, nous dirait-il (page 390 du tome I) que l’auteur de la Métaphysique a fortifié la théorie abstraite des idées, lorsqu’il est bien connu qu’il employa sa vie à la détruire ? N’aurait-il à nous offrir sur la magnifique démonstration que donne Aristote, dans sa Physique, de l’existence d’un premier moteur, rien de mieux que ce galimatias à peu près inintelligible : « Aristote explique l’existence de Dieu par une série ascendante de mouvemens qui naissent les uns des autres, et s’arrêtent tous à un premier moteur qui, lui-même immobile, est la cause et la raison de tout ce qui est. » Si M. de Caraman avait eu le temps de jeter les yeux sur le chapitre que Diogène Laërce consacre à Pyrrhon, nous présenterait-il (page 30) la doctrine de ce grand sceptique comme une modification des systèmes d’Aristote et de Platon ?

Mais laissons là l’antiquité que M. de Caraman n’a voulu qu’esquisser. Lisons avec lui le morceau qu’il consacre à saint Anselme, cet illustre personnage que notre auteur appelle, dans un style médiocrement élégant, « le premier docteur qui ait brillé d’une manière aussi éclatante dans le champ de la métaphysique religieuse. » Je consens que l’on compare saint Anselme à un astre ; mais je demande qu’on ne fasse pas briller cet astre dans un champ. Au surplus, il y aurait trop à faire pour relever ces négligences de style dans M. de Caraman, qui n’a évidemment aucune prétention à écrire ; ne parlons que des choses elles-mêmes.

Saint Anselme se recommande à l’attention de l’histoire par deux grands ouvrages : le Monologium et le Proslogium[1]. Le Monologium n’est rien moins qu’une tentative d’expliquer par la pure raison le mystère de la Sainte-Trinité, clé de voûte du christianisme. Il ne s’agit pas seulement de porter quelque lumière dans les ténèbres de ce dogme, comme l’essayèrent autrefois saint Justin et saint Augustin, comme Bossuet l’a depuis entrepris dans ses Elévations ; il s’agit d’une tentative plus hardie et qui n’a d’analogue que dans les hardiesses contemporaines de Hegel et de M. de Lamennais, je veux parler d’une déduction purement rationnelle, où la Trinité est exposée dans son principe, démontrée et éclaircie dans toute l’économie de ses parties constitutives. Tel est le caractère

  1. Ils ont été récemment traduits l’un et l’autre avec une exactitude intelligente par M. Bouchitté dans un livre intitulé : Du Rationalisme chrétien.