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Les conséquences métaphysiques et morales de la philosophie d’Emerson sont la suppression de l’espace et du temps. Au temps se rapporte l’histoire, à l’espace se rapporte la nature. L’individu, qui, selon le beau mot de Fichte, tire à lui l’éternité, va concentrer en lui-même l’humanité et la nature. C’est en lui qu’elles vont trouver leur réalité ; sans lui, la nature et l’humanité ne seraient qu’une suite d’images et une série de faits successifs. L’histoire et la nature vont devenir subjectives.

L’ame suprême est, avons-nous vu, la terre commune des pensées de tous les hommes. Il n’y a donc qu’un même esprit pour tous les individus qui composent l’humanité. Je suis partie intégrante de cet esprit, donc je puis comprendre tout ce qui a été fait dans le monde. L’histoire conserve le souvenir des actes et des œuvres de cet esprit. Je puis trouver les lois de l’histoire, puisque le même esprit qui présida aux scènes du passé préside à mes actes d’aujourd’hui. Tous ces faits répondent à quelque chose qui est en moi. Toute réforme n’a-t-elle pas été d’abord une opinion particulière ? « La création de mille forêts est dans un gland, et l’Égypte, la Grèce, Rome, la Gaule, la Grande-Bretagne, l’Amérique, gisent enveloppées dans l’esprit du premier homme. » La conclusion de tout cela, c’est la possibilité d’une philosophie de l’histoire. L’individu est l’abrégé de l’humanité. En s’étudiant lui-même, il peut découvrir les lois morales qui régissent l’humanité. Qu’est-ce que l’histoire ? La biographie de quelques individus. Donc le sphinx peut résoudre sa propre énigme.

Dans cette théorie, l’individu est, comme le dit Emerson, l’entière encyclopédie des faits. À mesure qu’il lit les annales des temps passés, il les enferme en lui en se disant : Ceci est ma propriété ; c’est ainsi que j’ai agi, que j’ai pensé, que j’ai rêvé, que j’ai senti. En même temps qu’il concentre en son ame tous les faits de l’histoire, il est doué du pouvoir de généraliser ses pensées particulières et ses actes privés. Une croyance, une vérité, une institution, nées dans son cerveau, deviendront la propriété de l’humanité. Par là Emerson croit établir un courant entre l’individu et l’humanité ; il se trompe : sa théorie, poussée à ses dernières conséquences, arrive à détruire l’histoire et avec elle l’expérience qu’elle nous présente, la sagesse qu’elle nous enseigne. Il n’y a plus de réalité, d’expérience et de sagesse que dans l’esprit de l’individu. « La nuit est maintenant là où l’ame était autrefois, » dit-il. Et toute l’histoire tombe ainsi dans le néant.

Nous souscrivons à cette pensée d’Emerson, qu’il peut y avoir une philosophie de l’histoire, parce que tous les faits répondent à une pensée ou à une faculté qui est en nous. Nous croyons qu’en s’interrogeant l’individu peut découvrir la raison des faits ; nous croyons encore qu’il peut donner une vie nouvelle à ces faits dont toute l’existence aujourd’hui consiste dans un léger souvenir ; mais détruire l’histoire, effacer de nos cœurs le culte du glorieux passé de l’humanité, nous n’y con-