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mais la rudesse de la langue et la forme indécise et presque arbitraire de la versification (le vers flotte entre l’assonnance et la rime, et le nombre des syllabes varie de dix à vingt) permettent de faire remonter la date de la rédaction à la seconde moitié du XIIe siècle. Ainsi, c’est la peinture des mœurs espagnoles vers l’an 1150 que les chansons du Cid exposent à nos yeux. Don Thomas Antonio Sanchez, qui a publié ces fragmens, a pensé que, dans leur état de perfection, ils formaient un poème en deux parties, dont le sujet était borné à la vieillesse du Cid. Il n’a point remarqué, ou il a refusé d’admettre la première coupure, aquis’ conpieza la gesta… D’autres critiques ont vu dans ces morceaux les deux derniers chants d’une grande épopée consacrée non-seulement à la vieillesse, mais à la vie entière du Cid. Il aurait été, je crois, plus exact et plus juste de dire que ces fragmens, qui d’ailleurs sont bien de la même époque et probablement de la même main, formaient autant de chansons de geste distinctes (cantares de gesta, selon l’expression des Partidas[1], signalée aussi par M. Damas Hinard dans la chronique d’Alphonse-le-Sage), et qu’elles se rattachaient, non pas à un même poème composé de deux ou de plusieurs chants, mais à un seul et même cycle, dont le Cid Campeador était le centre, et qui admettait, comme les cycles d’Artus et de Charlemagne, un nombre de parties ou de branches indéterminé. En effet, il me semble tout-à-fait contraire à l’esprit du moyen-âge de supposer que les gestes chantées, aux XIIe et XIIIe siècles, dans les grandes réunions publiques ou dans les manoirs seigneuriaux aient été partagées en chants, comme l’Enéide ou la Pharsale. Ces divisions artificielles, invention des grammairiens d’Alexandrie, ont été aussi étrangères aux anciens chanteurs du moyen-âge qu’elles l’avaient été dans l’antiquité aux Phémius, aux Démodocus et à tous les rapsodes de la Grèce et de l’Ionie.

Les poèmes du Cid étaient jusqu’à ce jour les seuls exemples de chansons de geste que nous eussent fait connaître les recherches de l’érudition espagnole ; mais, comme il est certain qu’il a existé dans la Péninsule un plus ou moins grand nombre de monumens analogues, l’Espagne doit conserver l’espérance d’en voir surgir quelques autres du fond de ses bibliothèques. On sait tout ce que nous avons retrouvé chez nous de richesses de ce genre depuis que nous avons poussé nos fouilles avec plus de vigueur et d’intelligence. Pourquoi n’en serait-il pas de même de l’Espagne plus attentive et plus expérimentée ? Déjà même un pas considérable vient d’être fait dans cette voie. M. Francisque Michel, qui travaille avec une si infatigable persévérance à débarrasser de ses linceuls la poésie du moyen-âge, vient de faire paraître

  1. Voyez Partida 2e, tit. XXI, lei 20. On a dû remarquer que le poète appelle lui-même son œuvre tantôt gesta (v. 1003), et tantôt cantar (v. 2286).